Numéro 7 | 2022 : Beurk !
Avec la participation de :
Nadège Adam | Florence Albrecht | Selima Atallah | Catherine Barsics | Sofian Benzina | Clara Bouvart | Émilie Bruguière | Florence Cartoux | Benoît Cavin | Iris Chéreutte | Pablo Cueco | Pascal Dandois | Mona Dé | Stéphanie Derouèche | Emmanuel Desestré | Amélie Faure | Claudie Froc-Jeanne | Noé Gaillard | Pauline Garnier | Orianne Hurstel | Jean-Luc Irondelle | Vincent Jourdan | Béatrice Kern | Nathalie Labrousse-Marchau | Jason Lapierre | Hounhouénou Joël Lokossou | Charlène Lyonnet | Mamoutita | Antoine Maréchal | Fabien Maréchal | Ramuntcho Matta | Yvon Ôboa | Poète Officieuse | Laurent Pina | Sandra Requena | François Soutif | Tagali | Marianne Thauvin | Jack Torrance | Béatrice Trotignon | Perle Vallens | Colin Vettier | Gaston Vieujeux | Pierre Virol | Jason Weiss | Nausica Zaballos
Le goût des microbes
Selon l’expression journalistique consacrée, à l’heure où j’écris ces lignes, à l’approche du bouclage de ce septième numéro thématique, seul le goût des microbes tapisse mon palais, ma langue pâteuse des médications.
Ce goût dévoyé temporairement est-il pour autant dé-goût ? Ce goût superfétatoire, entre le métal et le papier mâché, qui vient assaisonner mes plats sans qu’on le lui demande, risque-t-il de perdurer et, dès lors, de se transformer en dégoût véritable ? Peut-on considérer l’absence, passagère ou définitive (hélas pour agueusiques) de goût comme un dé-goût ?
Car ce dégoût, qui passe par la bouche, se ressent par la langue (sans pour autant être gustatif ou alimentaire), est la première idée et la première sensation qui ressort des textes que vous allez parcourir. On pourrait presque le relier à notre précédent numéro sur l’enfance, tant il semble, empiriquement, que tout premier dégoût vienne de cette période de la vie où tout se forme, se transforme — ou du souvenir que l’on en a. Placez devant moi un plat de cervelle d’agneau — que ma mère s’employait à me servir pour la promesse des bienfaits qu’elle contenait pour ma santé — et la nausée me prendra aussitôt, sans que je puisse identifier à quel moment de ma vie le dégoût m’en a pris. Petite, je la dégustais pourtant avec plaisir et délectation. En piochant dans ce carrousel personnel, je vois encore la table en bois, l’assiette, ronde et blanche avec son filet bordeaux, les petites boules sanguinolentes et nervurées au centre, et moi qui les attaquais avec hardiesse. Le souvenir du goût, du bon goût, du plaisir à goûter, lui, a disparu. En lieu et place monte la vague de l’écœurement, de la nausée, du dégoût jusqu’au rejet. Ai-je à un moment donné associé un petit agneau aux masses gélatineuses et tremblantes dans mon assiette ? Rien de moins sûr, tant j’ai goûté par la suite le bœuf ou le lapin, tout en adorant chacun de ces animaux bien vivants et gambadant par ailleurs. Une sorte de bipolarité alimentaire qui cependant ne s’étend pas au saucisson d’âne ni au steak de cheval, allez comprendre…
De l’inné ou de l’acquis du goût
Que devient l’inné du dégoût dans l’acquis du goût ? Que veulent dire ces dégoûts d’enfants dans des bouches d’adultes, ou ces nausées d’adultes qui ne savent ou ne peuvent retrouver les plaisirs simples de l’enfance ?
Pierre Bourdieu s’empara en son temps de l’analyse de nos préférences, de ce que nous estimons nous « distinguer » de l’autre et de son goût : « dis-moi ce que tu manges ou encore ce que tu écoutes, et je te dirais qui tu es » est, en substance ce qui constitue La Distinction[1], fort judicieusement sous-titrée « critique sociale du jugement ». Pour le philosophe glissé vers l’ethnologie puis la sociologie, dont il deviendra l’un des plus éminents penseurs du xxe siècle, les choix que nous faisons, les goûts, les couleurs, tous ces choix ont leur principe dans la société, dépendent de notre formation, son ancienneté, notre éducation, etc. Au terme d’un travail d’enquête pharaonique, Bourdieu avait établi que toutes les préférences d’une même personne étaient intimement liées entre elles, nourries au terreau du déterminisme social et parfois politique. Plus simplement dit, le fait que vous aimiez telle ou telle cuisine induit fortement (ou en tout cas se place dans une logique très intime d’identification) que vous aimiez telle ou telle musique.
On ne peut trouver meilleure illustration du cœur de nos préoccupations dans cette revue : l’éducation, l’héritage familial (donc du groupe), feront pour les uns d’une pièce de musique concrète de la torture, ou pour d’autres de la complexité d’un mouvement wagnérien, une composition comprise, actée et révérée. Dès lors, chacun s’estimera faire partie des personnes de « goût », parce qu’elles seront celles qui se distingueront du goût opposé : classique contre rock, terroir contre nouvelle cuisine, Yvette Horner contre Richard Galliano, etc.
Que faire de nos dégoûts ?
Dès lors, que faire quand ces dégoûts évoluent : quand le goût dans lequel vous avez été formé suscite, bien au-delà de la crise d’adolescence, votre dégoût d’adulte ? Ou tout simplement quand votre goût évolue au contact d’un nouvel environnement, d’amies ou même encore le plus souvent, des personnes aimées dans toute une vie ? Ce goût-ci serait-il moins sincère ou plus artificiel ? Ou bien tout simplement suit-il la logique de Bourdieu : que vous vous « éleviez » de votre condition de naissance ou bien, au contraire, que vous vous en distinguiez (précisément), vos goûts et vos dégoûts ne suivent-ils pas juste votre évolution sociologique ?
C’est à ce point nodal que le dégoût peut s’avérer dangereux, sur le fil. Nous avons emprunté cet intertitre, Que faire de nos dégoûts ? à un recueil d’analyses sociologiques récemment paru aux éditions de l’Éclisse qui, s’il s’attaque au dégoût comme rejet de l’autre, évoque clairement, en introduction, le risque de glissement du dégoût de l’objet au dégoût du sujet :
De là, le passage si aisé d’une appréhension psychique, symbolique, cultuelle, morale, politique et même métaphysique : le sale devient ainsi rapidement l’impur, le visqueux, l’immonde, le dégoûtant, l’abject, et sans rien dire encore de l’ignoble, de l’infâme, de l’ignominieux, du méprisable, du haïssable ou du honteux.
Il est assez facile de comprendre le glissement du physique au psychique et au moral. Il n’est, en revanche, pas aisé de déterminer clairement ce qui, au fond, nous dégoûte ni même pourquoi nous pouvons être à la fois conduits à éprouver de l’attraction et de la répulsion pour un objet, un être. [2]
S’il on s’en tient à nos champs, plusieurs des textes que vous découvrirez dans ces pages évoquent, plus ou moins ouvertement, ce glissement imperceptible et périlleux, du dégoût de la chose mangée, du morceau écouté, au rejet et à la nausée de l’être mangeant ou écoutant. Passés les effets de la vue, de l’odeur, du bruit ou du son, notre cerveau analyse et assimile le gâteau dégoulinant de crème à l’enfant adipeux, le carnivore furieux aux amas de viande luisante et graisseuse…
Avons-nous encore les moyens de nos dégoûts ?
Étrange question me direz-vous ? Et pourtant, tous les dégoûts que nous évoquons ici ne sont pas à considérer de la même façon selon l’endroit de la planète d’où l’on parle. Le dégoût, tel qu’il est évoqué dans nombre des contributions ci-après, provient de la possibilité d’un choix, qui n’est pas vital, mais de confort : je n’aime pas l’agneau (encore lui), j’ai donc le choix de ne pas en manger car je peux (et j’ai les moyens d’) aller acheter autre chose chez le boucher, ou encore je peux me nourrir de céréales ou de légumes en quantité suffisante pour satisfaire mes « besoins nutritionnels journaliers », ou bien encore mon voisin élève des poules et je pourrai déguster de magnifiques œufs frais. En somme, le dégoût est affaire là encore de peuples occidentaux nageant dans l’opulence alimentaire. Les dégoûts sont certainement plus rares, sont dépassés dans le silence, pour les personnes abonnées aux banques alimentaires ou pour les peuples pauvres de régions moins dotées.
Reste que l’opulence a un prix que nombre d’entre nous ne sommes plus prêts à payer. La question de la consommation de viande (rouge principalement mais pas que) se pose de façon de plus en plus aiguë pour des raisons à la fois de santé et de préoccupation pour la cause animale (conditions d’élevage intensif, d’abattage, médication des animaux). Dès lors, pour éviter de manger trop de viande, quelles solutions quand on n’a pas envie de s’en priver complètement ? Le tout premier numéro d’une nouvelle revue dont je vous recommande la lecture, En mutation (créée en co-édition entre les excellentes éditions Rue de l’échiquier et L’Obs), pose une question centrale aujourd’hui : peut-on être un carnivore éthique ? En Mutation[3] fait évidemment le point sur ce qu’implique de manger de la viande aujourd’hui, mais a surtout été interroger des chefs sur la façon dont ils ont fait évoluer leur cuisine pour rencontrer ces nouvelles exigences, contraintes, préoccupations de leur clientèle. Parmi les plus inventifs (c’est-à-dire qui vont au-delà de : je choisis mieux mes fournisseurs, je vais taper le cul de la bête, ou bien j’arrête de cuisiner de la viande), la jeune cheffe Laetitia Visse[4] a fait le pari culotté de faire redécouvrir des morceaux oubliés ou mal-aimés tels les tripes, les oreilles ou les… couilles, et de les cuisiner de façon à ce que le dégoût du mot ne soit plus qu’un mauvais souvenir ! Et pour corser le tout, elle s’est installée en pleine crise sanitaire en pays de poisson, au cœur de Marseille.
Dès lors, si nous nous devons de manger moins de viande mais nécessitons de trouver les apports protéiniques nécessaires à notre bien-être et à notre santé, peut-être faudra-t-il revoir nos dégoûts pour des pièces de viande délaissées, voire savoir s’ouvrir à d’autres consommations incongrues, tels les insectes et autres larves fort goûtées par nombre de peuples d’Orient.
***
Comme chaque fois, pour vous mettre en appétit, pour aiguiser vos papilles, pour titiller vos oreilles, j’aurai posé davantage de questions qu’avancé de théories ou de réponses ; j’aurai avancé les pions d’autres penseurs, les arguments d’autres chefs. Pour autant, il existe autant d’abords du dégoût que de questions sur le bon goût, au sens qualitatif comme épicurien du terme. Et si la quarantaine de contributions que nous vous offrons parvient à la fois à vous amuser et à vous interroger sur vos propres dégoûts, culinaires, musicaux, mais aussi sociaux, alors nous aurons réussi notre pari sur ce nouveau thème.
Le mot de la fin reviendra donc à Pierre B.[5] :
Les goûts sont des dégoûts : pour faire parler les gens sur leurs goûts, il faut les faire parler de ce qui les dégoûte.
Orianne Hurstel
[1] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, éditions de Minuit, 1979, 672 p.
[2] Arnaud Alessandrin, Brigitte Esteve-Bellebeau & Rogelio Esteve, Que faire de nos dégoûts ?, éditions de l’Éclisse, Metz, 2021. Je ne peux que vous encourager à lire ce recueil de trois essais autour de la construction du dégoût de l’autre amenant à son rejet qu’il est plus que nécessaire d’interroger aujourd’hui.
[3] En Mutation, numéro 1, octobre 2021, coédition Rue de l’échiquier / L’Obs, 19 €
[4] Restaurant La femme du boucher, 10 rue du village, 13006 Marseille.
[5] Pierre Bourdieu présente La Distinction, émission « Apostrophes » du 21 décembre 1979. En présence de Fernand Braudel et Max Gallon, un plaisir à voir et à revoir grâce à l’Ina : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i12012180/pierre-bourdieu-presente-son-livre-la-distinction