Les recettes de la vie, de Jacky Durand

 In Bibliofolie

Grandir au Relais Fleuri, entre cuisine et salle, c’est avoir goûté au temps de la gloire du bistrot de quartier ou de village, celui où s’attablaient les ouvriers comme les employés, pour un plat du jour mitonné avec l’amour du partage et le respect des produits.

Le Relais Fleuri, c’est le territoire de Monsieur Henri, cuistot atrabilaire secondé par son ancien camarade de bataillon en Algérie, Lucien, derrière une cuisinière en fonte qui en a vu de nombreux autres passer avant eux. C’est là qu’il a croisé le regard d’Hélène, un jour où elle s’est attablée seule, dans un coin de la salle qu’Henri avait fait libérer pour elle. Depuis, Julien, leur fils, est élevé entre les fourneaux et les livres de sa mère, prof de français, qu’un jour bien plus lointain il mariera avec brio. Reste que ce duo de cuistots l’attire de façon presque magnétique, viscérale : la façon qu’à Henri de choisir ses pièces chez le boucher, de faire « friller les morceaux de poulet » dans une grande poêle, ou encore le feu « savamment entretenu » par Lucien. Henri est dur à la tâche, passionné, intransigeant. Julien s’accroche, il vit pour partager ces moments avec son père, il vit pour devenir cuisinier, lui aussi. Mais son père ne l’entend pas de cette oreille, surtout quand Hélène finit par les quitter, Julien et lui, sans une explication.

Cuisiner ou écrire, fallait-il choisir ?

Les recettes de la vie, c’est l’histoire d’une transmission presque à l’insu du principal intéressé, d’une passion pour la bonne chère et une cuisine familiale, pour autant très élaborée, pensée, et dispensée avec amour à des clients qui savaient l’apprécier.

C’est, sans le dire vraiment (et laissons-lui le plaisir de mêler à sa sauce fiction et récit), l’histoire de la formation de Jacky Durand, « vagabond culinaire », comme il aime à se définir, à la plume agile et l’humour communicatif qui occulteraient presque sa connaissance pointue du bien manger, depuis la culture, l’élevage et les vins jusqu’à l’art d’accommoder les produits avec bonheur et inventivité.

Un parcours passionnant, intime, touchant qui replonge dans les coulisses d’une cuisine qui fait honneur aux produits et ne cherche pas à se mettre en avant ; une cuisine qui s’autorise à se fonder sur les grandes traditions culinaires pour mieux les réinventer, les mêler ou, simplement, sortir d’une certaine zone de confort.

C’est, enfin, sous la plume de Jacky Durand, la gouaille des cuistots et de leur clientèle, le chant des plats sur la fonte, le témoignage de jours disparus mais si vivants dans le cœur de qui les a vécus.

Lucien me hisse au-dessus des fourneaux pour que je contemple la tête de cochon dans l’énorme chaudron. Il ajoute des oignons piqués de clous de girofle, deux pieds de veau, du thym, du laurier, du poivre, de la muscade et du gros sel. Tu débouches une bouteille de vin que tu verses dans le chaudron. C’est du blanc que fait Lucien. Il a quelques rangs de chardonnay mais aussi du noah, un cépage interdit depuis les années trente. Le noah, c’est un peu le secret de la pôchouse que tu réserves à quelques privilégiés. On vient de Lyon, de Strasbourg et même de Paris pour déguster ta matelote de poissons d’eau douce. […] Avec Lulu, vous sirotez un verre de chardonnay. Le fromage de tête murmure dans son chaudron.


Jacky Durand, Les recettes de la vie, Folio, Paris, 2020 (précédemment publié chez Stock sous le titre Le carnet de recettes en 2019).

Incontournables, les chroniques « Tu mitonnes ! » à retrouver dans Libération tous les jeudis et « Les Mitonnages de Jacky », sur France Culture tous les samedis matin de 8h55 à 9h.