Lucile Richardot et Jean-Luc Ho à la Matrice
« Passer la melancolie » grâce à Purcell
Jours difficiles… Comment jouer, transmettre, partager la musique en « pandémie » ? À l’heure des restrictions de tous ordres, la Matrice, espace libre de la rue des Martyrs, a joué le jeu du concert masqué et invité la mezzo-soprano Lucile Richardot et le claveciniste Jean-Luc Ho ce dimanche 7 juin. Le programme est anglais, l’amour et l’humour de rigueur. Le public est masqué, distancié. L’émotion est palpable et fleure la contradiction. Bonheur absolu de partager un moment musical dont on pressent qu’il sera difficile à oublier. Reconnaissance de constater que les arts sont là, toujours, pour et par ceux qui les appellent de leurs vœux. Timidité, retenue – un rien de culpabilité peut-être ? – devant, justement, les arts qui emportent tout. On n’ose presque pas se regarder, puis on ose néanmoins, cachés derrière ces fragments de tissus ou de papier qui contraignent à regarder, au-delà de l’évidence des visages, les émotions dites par les yeux et les corps. L’assistance est masquée, donc – presque toute. Mais les artistes ne le sont pas. Pas de masque pour cacher leur formidable connivence. Pas de distanciation, ni entre eux ni avec le public. Il est question de « passer la melancolie » grâce à des airs anglais (de Purcell, Webb, Green), disant les humeurs. Drôles, elles disent comment frapper la viole… ou d’autres instruments (« Strike the viol »). Tristes, elles épousent Didon abandonnée puis mourante (« Thy hand, Belinda », poignant air de la mort de la reine abandonnée dans Didon et Énée de Henry Purcell). Rêveuses, elles sont celles de la musique même (« Here, the deities approve », « Music for a while », toujours du compositeur anglais, fil rouge du concert).
La voix rare, magnifiquement soutenue, ductile à souhait, joue des nuances comme des atmosphères, jonglant entre gravité (« If Music be the food of Love ») et coquinerie mutine – selon les mots mêmes de la chanteuse (« One charming night »). Les graves sont simples et beaux, sans rien d’outré, tout en finesse et en délicatesse ; les aigus, jamais criés, même dans l’injonction suppliante de Didon mourante (« Remember me, but, ah, forget my fate »). L’accompagnateur (Lucile taquine à plaisir son complice sur le terme mais nous savons tous qu’il n’est qu’un autre de ces traits d’humour qui font tant de bien après ces mois de manque musical) vagabonde délicieusement entre clavecin et orgue, se rit des réalisations, n’hésitant pas à jouer du contrechant, à aller chercher l’aigu, le multiple, l’improbable, le danger parfois, notamment dans la formidable et engagée chacone de The Fairy Queen « Dance for Chinese Man and Woman », ici « réduite » pour le clavecin, mais vibrante des timbres sous-entendus de l’orchestre entier.
On est loin des sentiers battus du continuo tel qu’on l’entend habituellement. Le public ne s’y trompe pas, qui fait silence, ému, reconnaissant devant cette magnifique générosité. On se souviendra longtemps du « climax » du concert, pourtant annoncé par la chanteuse : « Since from my dear Astrea’s Sight », chanté depuis le balcon, par-dessus un public captivé, suspendu au texte de Thomas Betterton comme à la musique poignante de Purcell. On a envie de réécouter, de suivre, de se précipiter sur les enregistrements. En tout cas, je vais le faire. Et je ne saurais trop le conseiller.
« Passer la melancolie » | Lucile Richardot (mezzo-soprano), Jean-Luc Ho (clavecin et orgue) | Récital Purcell, dimanche 7 juin 2020 à 16h et 18h | La Matrice, 11, rue des Martyrs, Paris IXe
Photographies : © Benjamin Lazar