Ma gourmandise
Gourmandise du goût, goût pour la gourmandise
J’ai longtemps pensé que la gourmandise était affaire de principes et s’érigeait en art. Je pensais également qu’il y avait une aristocratie du goût, faite de grands gourmands pouvant tirer dans leur sillage des aréopages de velléitaires du goût. Je lisais Brillat-Savarin, persuadé que tout résidait dans les mets et la manière de les apprêter et de les ingérer. Je suis aujourd’hui persuadé que la gourmandise peut bien s’élever en art, mais que cet art est moins le fruit de grandes théories partagées que de l’élévation d’une relation intime entre soi, son plaisir et les aliments. Peut-être devrais-je à ce propos parler d’exploration et d’apprentissage.
Que l’on s’entende bien, je ne nie pas qu’il existe des normes, le gourmand n’échappe pas aux us de son temps, aux produits en vogue, aux matériels existants et aux conditions climatiques, économiques et sanitaires dans lesquelles il vit. Je ne nie pas non plus l’évolution du mot « gourmandise », depuis le péché de « gula » jusqu’à la valorisation de cette pratique. J’affirme seulement que la gourmandise arpente la face singulière du goût. Je choisis de considérer la gourmandise comme n’étant pas une affaire de goût, à l’exception du goût pour l’introspection. On dit, depuis le Moyen-Âge, « De gustibus et coloribus non disputandum », des goûts et des couleurs, on ne discute pas, cet adage semblant affirmer que les goûts d’un individu sont une affaire purement personnelle et non explicable. Mais le goût est bel et bien une construction sociale. Qui plus est, le goût est une construction sociale qui fait l’objet d’un discours, politique, éducatif, personnel et éminemment médiatique, en particulier ces dernières années à la télévision. Ce discours nous permet de produire des préférences, mais ce discours nous classe. Dès lors que nous évoquons nos préférences en matière de goût, nous serions sous le regard d’un autre, jugeant de notre bon goût. Le goût transpire également dans nos manières de faire, de sentir, de nous tenir, de choisir, d’ordonner, etc., social incorporé, corps socialisé : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es[1] ».
Le goût est une affaire politique trop sérieuse pour qu’on laisse les autres s’en préoccuper. À l’époque des émissions culinaires façon jeux du cirque, où les techniques et les produits à la mode font florès dans les pages des magazines culinaires, à l’époque des cuisiniers-matadors domptant la pomme de terre pour en faire un parfait citron, à l’époque d’une culpabilisation des mangeurs d’agneau, de bœuf, de saumon, de rillettes, à l’époque qui gronde les gros en placardant sur tous les murs des réclames d’aliments gras et sucrés, le gourmand peut et doit continuer de s’interroger. C’est pour cela qu’il faut forger une idée, une pratique, profitable de soi à soi, depuis et pour soi, même si manger est un acte social. La gourmandise sera égoïste ou ne sera pas. Égoïste et non pas égotique : pour soi et ouverte aux autres. En somme, la gourmandise pourrait s’esquisser en phénoménologie de la perception gustative — dans le sens d’une perception des flaveurs, terme plus adapté que « goût » en ce sens qu’il rassemble le goût, l’arôme et la texture sous une même dénomination —, phénoménologie intime, ténue, renouvelée. Long chemin, quête insoluble. Défaire les schèmes normatifs qui nous enserrent, déployer les petites choses du quotidien, chercher, goûter, renouveler les expériences, repousser nos limites pour mieux jouir enfin de tout cela. Une démarche du sensible, de la connaissance sensible et de la sensibilité de la connaissance.
Pistes et sentes. souvenirs et gourmandise
Quoi de plus fascinant que le fromage ? Il en existe une telle variété de textures, de parfums, de croûtes, de couleurs. Le fromage est un monde, attirant, suave. On lui prête des vertus, des défauts, peu importe, il donne un tel plaisir. Tiens, ce craquement sous la dent procuré par ces cristaux qu’on pense faussement composés de sel, mais qui sont faits de tyrosine, un acide aminé qui migre lentement dans le fromage, au fil de l’affinage, s’accumulant. Les vieux comtés, gruyères, parmesans en regorgent. Cette pointe de sapidité singulière qui claque puis fond lentement pour s’évanouir, laissant place à la chair fondante ou cassante de la pâte cuite. Cet équilibre subtil entre les arômes floraux produits par l’alimentation des vaches et la force du temps qui claque en parfums de graines torréfiées. Et l’aspect balsamique des pâtes cuites, tapissant le palais, il appelle la redite, l’exploration derechef de la dégustation, dilatant le temps. N’oublions pas que le plaisir gourmand est un plaisir du temps qui passe, des perceptions synchroniques et diachroniques, des retours en arrière et des souvenirs qui remontent. Ces petits cristaux excitent le désir gustatif dès leur apparition.
Ma main soulève le papier, la lame casse lentement la pâte ivoire, les grains de tyrosine palpitent presque contre le métal, cèdent contre l’acier. Je les entends presque crisser, en tendant l’oreille. Ils disent la lenteur du processus qui les a produits, ils disent la main de l’homme, patiente et pugnace, ils disent les années à peaufiner le savoir-faire, ils disent aussi les animaux et les paysages qu’ils ont modelés. Lentement, ma main dépose des parcelles, copeaux irréguliers, dans une lourde assiette de faïence. Ils sont translucides, vitrail ahuri. Lors de la coupe, la chair du fromage a cédé en strates, suivant les contours de sa granulosité. Saisir ces morceaux, sentir leur surface se coller au palais, le griffer. Ma langue écrase ces parcelles et en libère l’histoire. Un monde qui s’ouvre, mi-végétal mi-animal et tient dans la main de l’homme. Je suis ébloui. Ces savoirs qui ont transpiré jusqu’à moi, là, poussant chacune de mes papilles, remplissant mon nez : le gras ample de ces fromages d’Émilie-Romagne, le miel de cette matière compacte mais fragile, la sapidité éclatante.
Même frais, le fromage déploie ses extraordinaires pouvoirs séducteurs. L’acidité du lait caillé depuis quelques heures, quelques jours, excite l’odorat, le bouscule. Lorsque la peau se forme à la surface d’un chèvre, ce contraste franc entre le cendré de ses plis et l’émail éclatant de son cœur sont une invitation à entretenir le mystère, doux, rappelant la noisette encore fraîche. Et ces salers, monstres insondables, complexes et démesurés, percés de grottes profondes par les acariens, ils chantent les vallons du Cantal et son climat rude. Le salers râpe le palais, craque presque pour fondre enfin avec lenteur. Foin, lait caillé, viande séchée, musc, ail et noix, agrumes et beurre, tels sont les flaveurs qui prennent en avalanche le dégustateur. Arc-bouté à son plaisir, il résiste devant la déferlante, chaque famille chimique prenant le dessus successivement ou en cavalerie frontale.
Manger du fromage, c’est ouvrir un monde en soi, un écosystème complexe de bactéries, d’acariens, de moisissures. C’est ouvrir aussi le monde de celui qui l’offre.
Ce fromage suspendu dans ta cheminée, sec comme une pierre, noir comme le charbon, puissant à transpercer le palais, vaut bien dix fromages corso-goscinniens. Je me souviens encore de la lame qui l’a ouvert, comme un joyau qui nous était destiné. Nous, enfants, te regardions médusés, souriants. Ta peau ridée par le soleil et l’alcool, ton sourire enfantin, lui aussi. Et puis voilà. Le sel qui vient resserrer si fort les parcelles de ma bouche, les goûts arrachant ma langue… et ces copeaux tombés en strates sur la planche de bois usée m’appelaient ! « Reviens, reviens ! » Il ne s’agissait pas de nourriture là, médiation entre un homme qui ne parlait pas ma langue et moi, enfant qui ne parlais pas la sienne, il était question de rencontre, d’expérience, de générosité. Généreux et ahurissant. Y revenir, tenter de nouveau, comme le nageur qui fait sa énième longueur. Cette gourmandise est une douleur étincelante. Le moment où la saturation produit cette bascule gustative est fascinant. Est-ce à la troisième bouchée ? Est-ce à la dixième ou à la trentième ? Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Le risque est de dépasser — le gras saturant la bouche et l’estomac, l’amertume prenant le dessus et rompant l’équilibre perceptif — une sorte d’état de grâce, sans que cela soit pourtant rédhibitoire, c’est le jeu.
La gourmandise dépasse le gourmand qui la cultive. Elle le happe. Ce n’est pas seulement une question calorique qui se pose. Elle est comme un territoire qui s’agrandit. Chaque expérience, agréable ou non, façonne la gourmandise et le gourmand. Et il va de l’avant, doit arpenter sans cesse de plus grands territoires. Et il revient sur ses pas, souvent. Il aime à se poster stratégiquement. Certaines sensations attirent, attisent. Et la gourmandise est simultanément l’objet et la relation à l’objet, ces deux dimensions modèlent le gourmand. Le gourmand quant à lui modèle sa gourmandise à l’aune de ses souvenirs et des sensations qu’il éprouve.
Le gourmand est comme le misanthrope, il aime trop pour ne pas être déçu. Les souvenirs, s’ils peuvent amplifier désir et plaisir, sont le gouffre immense d’amères désillusions. Il suffit que la reproduction du plaisir ne soit pas au rendez-vous, que l’objet du désir ait disparu, même momentanément. Il y retourne, tente de parcourir les mêmes sentes, mais les parfums et les sensations ne montent plus à ses narines et il erre, frustré.
Chaque année, les cerises m’appellent sur les étals du marché. Elles furent ma joie d’enfant. J’attendais chaque année les précoces de la marche, petites et éphémères, peu charnues, cerises acidulées et d’un parfum entêtant, dont le nombre faisait crouler les branches qui les portaient. Le jus délicat coulant sur le menton, j’en dévorais des quantités phénoménales. Puis venaient les burlats, plus communes, mais si épanouies dans ces coteaux connus pour leur exposition. Ce point incroyable de leur maturité, où les cerises sont encore rouge vif et craquantes, est merveilleux. Ensuite, le sucre prend le dessus, l’acidité manque et les bigarreaux deviennent moins attrayants. Les reverchons chipées dans un verger, avaient ma préférence. Plus fermes, plus vives. Pour finir la saison, je rêvais de cerises Napoléon, fermes et juteuses, douces et enivrantes. Les arbres étaient nombreux. Au retour de l’école, j’engloutissais trois à quatre livres de fruits avant de franchir la porte de la maison. Exposition idéale et variétés adaptées ont laissé en moi un souvenir solide, tout comme la manière de les manger, à même l’arbre. Comment rivaliser ? Ici le gourmand voudrait encore sentir couler le jus sur son menton, humer la fragrance des plantes chauffées par le soleil, cracher joyeusement les noyaux au sol. Peut-être qu’un jour…
Sucré et salé attirent. Ce sont des goûts rapidement identifiables. Mais j’avoue être aussi attiré par l’amer et l’acide, appétence qui a grandi avec le temps et que je cultive de plus en plus. Et les arômes volatiles, ces molécules puissantes et fugaces ? Elles sont parfois étonnantes. Prenez le cas de tuber melanosposrum, la truffe noire. Elle diffuse des parfums de sous-bois corsés, de fourrure et de torréfaction. Elle attire autant qu’elle répugne. C’est un monde profond, noir violacé aux veines claires qui me met en émoi. Les arômes de ce champignon sont parfaits lorsqu’il s’agit de parfumer œufs et laitage, par diffusion. Mais tout s’évanouit dès que la chaleur est trop intense. La « mélano » supporte assez mal la cuisson.
Lors d’une fête de la truffe en Roussillon, l’odeur forte émanant des multiples stands irradiait à des dizaines de mètres à la ronde. La truffe noire avait d’ardents effets physiologiques qui n’ont rien à voir avec la simple dégustation. Gourmandise et désir charnel seraient-ils liés, ainsi que le craignaient certains théologiens ?
Cultiver sa gourmandise : promenade et transmission
Gourmand ? Se demande-t-on jamais si l’on est gourmand ? C’est une intuition. Chacun a sa manie ou son mets préféré. Il semble exister des gourmands de multiples sortes : des gros, des minces, des contrariés qui ne peuvent pas manger ce qu’ils préfèrent, des téméraires se mettant en danger pour satisfaire leur envie, des difficiles, des exclusifs, des polyvalents dont je suis, je crois, se satisfaisant de nombreux plaisirs, allant d’un aliment à un autre, ouvrant leur territoire aux joies rares et communes. Les mets les moins appétissants font aussi la joie des gourmands. La croûte de pain, de fromage, quelque racine de réglisse, la pâte à gâteau crue. Du fruste au raffiné, le gourmand, un arpenteur des flaveurs, donc ? Oui, un arpenteur et un marcheur, au propre comme au figuré. Comme il explore ses souvenirs, tout prisonnier qu’il peut en être, le gourmand est tourné vers la surprise, le nouveau, l’inattendu, celui qui saisit ou fait vaciller. Et quoi de moins passéiste que l’acte de cuisiner ? Ce moment où le savoir, les procédés les plus éprouvés, le sens aigu des techniques comme leur répétition et l’intuition ne peuvent presque rien, ce moment où l’on salive de quelque chose d’imaginé mais encore insaisissable.
Les risottos sont un monde. Il en existe autant de variétés que de familles italiennes. Cette manière de cuire le riz en réduisant le bouillon sont une de mes marottes. La question de reproduire une recette traditionnelle m’importe peu. J’affectionne plutôt renouveler d’imagination en matière de bouillons, de fromages et d’épices. Pas de riz. C’est l’élément que j’aime garder stable. Savoir comment se comporte ce petit grain à la tostura, étape essentielle pour oindre le riz et comment il s’ouvre à cuisson idéale pour révéler son ampleur. Le son si particulier du riz qui frémit dans l’huile ou le beurre, le son bref et violent du vin qui tombe dans la préparation brûlante, ces tressaillements qui mettent l’air en émoi. Le bouillon chaud qui inonde la pièce de ses arômes, sa fluidité qui diminue au cours de la cuisson, s’épaississant par évaporation et par diffusion de l’amidon. Les arômes de cuisson disent du plat. La maîtrise du temps, des ingrédients et de leur découpe dit de la texture finale. Parfois, non, l’attente est prise en défaut, comme par magie, l’arôme révèle des surprises en bouche, comme un vin au nez puissant qui serait fluet en bouche. Et les volutes de vapeur qui rougissent le visage, ces clapotis de couvercles, la résistance éprouvée lors de la découpe, le caractère suave d’un filet de saumon sous la main cherchant les arêtes : que de plaisirs dans la cuisine ! Souvent, une fois passé à table, l’appétit s’est amoindri, comme pleinement tari par les quelques bouchées liminaires et comme si les fumets s’étaient faits solides.
Indubitablement, on juge le gourmand. Tour à tour pécheur, aristocrate, indécent alors que d’autres manquent, valorisé par les émissions de télévision, banni parce que carnivore. Soyez gourmands, soyez épicuriens ! Mais ne franchissez pas trop les limites, voyons !
J’oublie les convenances, c’est fou. Je mets les doigts dans le plat pour recueillir la dernière parcelle de crème concentrée par la cuisson. Le soupçon de crème de marrons sur le bord du pot. Ces textures douces et onctueuses flattent mon palais et ce geste, loin d’être une gloutonnerie pure, est le plaisir renouvelé. S’arrêter serait comme sombrer. C’est moins le nombre de fois que la quantité qui joue là. Serait-ce là la preuve d’un plaisir égoïste ? J’aime pourtant partager cela, inviter, goûter et faire goûter, inciter au commentaire gourmand, mais partage-t-on jamais la gourmandise ? Communicatif, social et malgré tout solitaire ? Parce que l’incompréhension guette, on me dira glouton et avide, mais enfin…
Oui, le gourmand salive à en parler, communiquer. Les mots font saliver à foison, invitent à cultiver les plaisirs de table, entretiennent les savoirs, sont la cheville ouvrière de la transmission. Autour de la table, en partageant un verre durant la préparation, en grignotant quelques zakouski, le territoire grandit encore, nourri par les échanges, abreuvé de mots exotiques — ceux du lointain, mais aussi ceux, plus proches, des territoires d’à côté — épicé par les rencontres, magnifié par les techniques narrées çà et là.
La gourmandise, relation, plaisir, exploration, territoire, faisceau de sentiers, interrogations, introspection. Un mode de vie ? Peut-être pas. La gourmandise carcan, dépendance ? Il est probable que dans cette relation débordante et tumultueuse à la nourriture, se nichent quelques complexes, quelques névroses. La gourmandise est un symptôme, dira le psychanalyste. Et alors ?
[1] Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, « Aphorisme IV », 1825
Pour continuer cette exploration, voir l’article « Faire du nouveau au quotidien ».
Illustration : Myrabella, Bleu de Gex | CC BY-SA 3.0