Mes années banjo (My Banjo Years)

 In Chroniques

Il y a bien longtemps maintenant, c’est par pur plaisir que j’ai répondu à cette petite annonce proposant un banjo datant des années de naissance de mes parents. Des lignes simples, usé jusqu’à ternir son éclat, son manche incrusté de nacre, et surtout, peu cher. J’avais déjà été enchanté à plusieurs reprises par le tintement du banjo, et par sa forme, telle une clé vers des territoires insoupçonnés. À ce tout jeune âge, je n’étais pas en mesure de me rendre compte à quel point on se dirige presque aveugle où qu’on aille.

J’avais quatorze ans. Mes parents et moi avions déménagé, au début de l’été, de l’autre côté du pays, à Berkeley, Californie. Alors que je débutais dans mon nouveau lycée, je me suis lancé sur une voie parallèle, qui tenait plutôt de l’intuitif. Je n’ai jamais été véritablement musicien que durant ces quelques années, au milieu de l’adolescence, apprenant à jouer du banjo en autodidacte, par l’étude des livres et des disques de Pete Seeger, des albums de son demi-frère Mike – en solo comme avec les New Lost City Ramblers –, l’écoute attentive de nombreux autres – Taj Mahal, Roscoe Holcomb, Dock Boggs, Hedy West –, ainsi que des interprètes locaux. Certes, c’était bien avant l’ère Internet, mais j’avais accès à la bibliothèque municipale de Berkeley et à son impressionnante collection de disques. C’est là que je suis tombé sur un des fondamentaux : le grand recueil de Harry Smith, Anthology of American Folk Music. J’ai aussi beaucoup appris sur la scène de musique folk et traditionnelle locale : dès le premier printemps, j’ai assisté autant que possible aux réunions bimensuelles du vendredi du San Francisco Folk Music Club, qui se tenaient chez la vieille sage Faith Petric, dans sa grande maison victorienne sur Clayton Street, en plein quartier de Haight-Ashbury. Il n’y avait presque personne de mon âge, même si toutes sortes de gens se trouvaient là, arrivant de Marin, de Berkeley et du sud de la ville. Habituellement, une cocotte professionnelle de près de 20 litres de soupe trônait sur la cuisinière, accompagnée d’une dame-jeanne de bière maison. Dans la pièce de devant, dans celle du fond, mais aussi à l’étage et au sous-sol, les gens se réunissaient pour s’écouter chanter ou pour faire un bœuf en groupes improvisés. J’ai souvent trouvé quelque conducteur pour m’emmener de l’autre côté de la baie, mais j’ai aussi été jusqu’à prendre plusieurs bus pour y parvenir. À la fin de l’année, j’étais assez âgé pour emprunter la voiture de ma mère et je me lançais aussi dans de petits concerts : des chansons et des airs appris grâce aux disques, et quelques mélodies de ma composition.

Cet autre pan de ma vie comme joueur de banjo n’avait absolument rien de commun avec celle du lycéen à la Berkeley High School, qui, elle, tenait plus d’un écheveau dense et sans fin d’aventures très « seventies ». Pourtant j’ai apporté mon banjo de temps en temps pour jouer à la pause déjeuner sur les marches menant au théâtre. Lorsque j’ai terminé mes études secondaires, avec une année d’avance, je participais déjà aux « scènes ouvertes » sur radio KPFA et au Freight and Salvage Club[1], ainsi que dans des bars où l’entrée m’aurait été interdite autrement puisque je n’avais pas encore l’âge légal pour boire de l’alcool. À seize ans, les étoiles de mon firmament comprenaient Woody Guthrie et Jack Kerouac, ce qui signifiait qu’il était temps pour moi de me lancer sur la grand-route, de me livrer au vaste monde. Avec mon banjo dans un étui à guitare, calé par des vêtements de rechange, je suis parti une semaine après la fin des cours. Une amie de mon amie Patty, bien plus âgée que nous, m’emmena en voiture jusqu’à Weiser, Idaho, où se tenait un concours de violon. Pendant les quatre mois qui ont suivi, j’ai fait du stop au Canada et au nord des États-Unis, traversant la frontière plusieurs fois, traçant ma route vers l’est et parcourant la Nouvelle-Angleterre. Parfois, je jouais du banjo au bord de la route, tout en faisant du stop. J’ai assisté des festivals de folk à Toronto (Mariposa) et dans l’État de New York (Fox Hollow), où j’ai rencontré des gens de San Francisco. À deux reprises, bénévole sur le Clearwater, réplique célèbre des sloops[2] du dix-neuvième siècle qui embarquait des groupes locaux dans l’idée de les éveiller à la cause du nettoyage de cette rivière, un projet mené d’abord par Pete Seeger et d’autres dans les années 1960. Une première semaine, au départ d’Albany, j’ai longé l’Hudson. Une autre, plus tard, dans le Long Island Sound[3], depuis New Haven. Ici et là, le long du chemin, j’ai réussi à amuser des gens avec mes morceaux au banjo. Un jour d’automne, à Cambridge, j’ai même écrit une chanson qui a été enregistrée trente ans plus tard, par mon amie Patty, enfin.

Où le banjo m’emmenait-il, je ne me suis pas posé la question. J’avais fait la connaissance de Patty plus tôt dans ma dernière année de lycée, à une série de conférences-lectures sur la musique folk proposées par l’université de Californie à Berkeley au grand public comme à ses étudiants, hors cursus. Au cours de mes voyages cet été-là, nous avons traîné à plusieurs reprises ici et là. Plus tard, à l’automne, elle a déménagé dans le Sud, pour intégrer un master en folklore à UCLA. Elle m’a présenté son petit ami, Isaac, étudiant en arts plus proche de moi en âge. Leur relation n’a pas duré, mais même si nous n’étions que rarement dans la même ville au même moment, Isaac et moi sommes devenus de très bons amis, encore aujourd’hui. Le road-trip que nous avons effectué tous les deux l’été suivant — celui de mes dix-sept ans —, deux mois au volant de son vieux van Chevy à travers le Mexique, le Guatemala et retour, y est sans aucun doute pour quelque chose. C’était un Juif mexicain né à Tijuana puis, qui partit plus tard pour Chula Vista. À l’origine, ses grands-parents avaient émigré de Pologne et de Turquie vers Mexico City. Tout ceci aussi — notre rencontre, notre aventure — était dû au banjo, que j’avais emporté bien évidemment avec moi dans le van. Ainsi, dans un camping de Ciudad el Carmen, il me semble, sur la côte du Yucatan, le long du Golfe du Mexique, endroit idéal pour planter nos hamacs, j’ai sorti mon banjo et une dizaine de personnes qui n’en avaient jamais vu ont été à leur tour enchantées. Et dans la capitale du Mexique, alors que nous étions dans une peña, sorte de café pour musique folk et débats politiques, j’ai été encouragé à monter sur scène et jouer quelques thèmes au banjo, devant un public des plus réceptifs.

Après ce voyage, sans vraiment de raison, je n’ai plus tellement sorti mon banjo. J’étais étudiant en université, et trop d’autres intérêts forçaient la place. L’instrument ne semblait plus convenir aux occasions. Je l’ai joué une dernière saison, un an plus tard, même si c’était dans une intention assez différente. Je ne me rappelle pas comment nos séances ont commencé, seulement que des amis et moi nous rassemblions parfois pour faire de l’improvisation libre — piano, flûtes à bec, banjo, et mon frère à la contrebasse. Là aussi j’ai fait des découvertes de sons plutôt inattendus, mais la saison est passée, et de mon côté j’ai poursuivi d’autres chemins.

***

groupe de jeunes américains en 1972

Summer 1972. My friend Patty is in the middle, her brother Michael upper left and I, upper right.

For no other reason but enchantment did I answer the small ad, to find a banjo that dated back to the years my parents were born, long ago: of simple lines, worn to a dull sheen, it had mother-of-pearl inlays along the fretboard and was not expensive. I had been enchanted a few times by the tinkly sounds of the banjo, and its shape like a key as if to unsuspected paths. At that young age, I could hardly appreciate how we proceed almost blind toward where we’re going.

I was fourteen and had moved earlier that summer across the country to Berkeley, California, with my parents. So, as I started my new high school, I also set forth on a parallel track that was altogether intuitive. Only those few years in my mid-teens was I ever a musician, as I taught myself to play banjo studying Pete Seeger’s books and records, and his half-brother Mike’s records (alone and with the New Lost City Ramblers), and listening carefully to many others—Taj Mahal, Roscoe Holcomb, Dock Boggs, Hedy West—along with local pickers. This was, of course, way before the internet but I had access to the Berkeley Public Library and its substantial record collection, where I stumbled upon bedrock in Harry Smith’s Anthology of American Folk Music. I also found out about the local folk and traditional scene, and by spring was attending when I could the biweekly Friday gatherings of the San Francisco Folk Music Club, at wise old Faith Petric’s grand Victorian on Clayton Street in the Haight Ashbury district. Hardly anyone there was my age, though all sorts of people showed up, driving in from Marin and Berkeley and south of the city. A five-gallon pot of homemade soup was usually on the stove, with a jug of cold homebrew nearby. And in the front room and the back, downstairs and upstairs, people would congregate to hear each other’s songs or jam in impromptu string bands. I often found a ride across the bay and even took buses to get there. By the end of that year I was old enough to borrow my mother’s car, and I began to perform a bit too: songs and tunes learned from records, a few things of my own.

This other life of mine as a banjo player had practically nothing to do with my life as a Berkeley High School student, itself an endless skein of adventures in the early ‘70s, but sometimes I did bring my banjo to play during lunch sitting outside on the steps of the theater. By the time I graduated early from high school, I was playing at open mikes on KPFA and at the Freight and Salvage and at bars where I wouldn’t have gotten in otherwise, not being old enough to drink. At sixteen, the stars in my firmament included Woody Guthrie and Jack Kerouac, and that meant it was time to go out on the open road, give myself over to the wide world. With my banjo tucked into a guitar case cushioned by extra clothes, I took off a week after school was out. An older friend of my friend Patty Hall gave me a ride up to the fiddle contest in Weiser, Idaho. For the next four months I hitched in and out of Canada and the northern U.S., made my way east, and went all up through New England. Sometimes I played my banjo at the side of the road while I hitchhiked. I attended folk festivals in Toronto (Mariposa) and upstate New York (Fox Hollow), where I knew some people from San Francisco; plus one week, starting in Albany along the Hudson, and later another, out of New Haven on the Long Island Sound, I worked as a volunteer on the Clearwater, the famous replica of the nineteenth-century Hudson River sloops that took out community groups for day sails while raising awareness about cleaning up the river, a project first led by Pete Seeger and others in the 1960s. Here and there along the way I managed to entertain a few people with my tunes, and one autumn day in Cambridge I even wrote a song that got recorded thirty-plus years later, by Patty as it turned out.

Where was the banjo taking me, I didn’t ask. I first met Patty early in the year when I was still in high school, at a lecture-performance series on folk music in a university extension course from UC Berkeley. In my travels east that summer we hung out at a couple of places, and late in the fall after she moved south to work on a masters in folklore at UCLA, she introduced me to her boyfriend Isaac, an undergraduate art student closer to my own age. They didn’t last, and though he and I have never lived in the same town we became good friends ever since. That’s because the following summer, when I was seventeen, we took an epic journey together, for two months driving in his Chevy van all the way down through Mexico to Guatemala, and back; he was a Mexican Jew from Tijuana and later Chula Vista, whose grandparents had immigrated from Poland and Turkey to Mexico City originally. This too—our meeting, our adventure—was due to the banjo, and naturally I brought it with me in the van. So, in a camping park in Ciudad del Carmen, I think it was, on the Gulf coast of Yucatán, a place for us to set up our hammocks, I took out my banjo and a dozen people who’d never seen the instrument were charmed in turn. And in Mexico City, at a peña we visited, a sort of coffee house for folk music and political songs, I was encouraged to get up and play a few tunes on my banjo, to a receptive crowd.

After that trip, for some reason, I didn’t pick up the banjo so much. I was a university student, and too many other interests pushed in. The instrument didn’t seem to fit the occasions anymore. One last season I played it, a year later, albeit from quite a different angle. I don’t recall how our sessions began, only that friends and I would get together sometimes to do free improvisation—piano, recorders, banjo, my brother on string bass. There too I made discoveries with those more unexpected sounds, but that season passed, and I moved on.


Illustrations : [en couverture] joshuaianclark | Photo de groupe de l’auteur | Traduction de l’anglais par Jason Weiss, revue par Orianne Hurstel & Emmanuel Desestré.

[1] Le Freight & Salvage, créé en 1968 à Berkeley, Californie, est une institution, un café-concert œuvrant pour la promotion de la musique traditionnelle auprès d’un large public.
[2] Le sloop est un voilier à un mât gréé en voile aurique à un seul foc. Il peut posséder une voile à corne avec ou sans flèche ou un hunier sur les navires anciens, ou un gréement bermudien sur les navires modernes, avec une voile unique triangulaire, ndlr.
[3] Le bras de mer de Long Island, ndlr.

jean-luc ho et lucile richardot à la matrice à paris