Mondialisation, métissage en musique, Afrique et Europe

 In Chroniques

À propos de Yé Lassina Coulibaly

Nous savons dans quel contexte les musiques africaines et européennes se sont métissées initialement. Un processus lié au commerce triangulaire et à l’esclavage en Amérique du Nord durant trois cents ans, peu à peu. Aujourd’hui c’est un nouveau contexte et ce ne sera pas le même métissage, quel nom portera-t-il ? Quelle musique en sortira ?

On peut dire que ce métissage, des negro spirituals vers 1700 au jazz dans les années 1910, est comme un enfant né d’un viol, enfant qu’une mère noire aurait pourtant choyé, éduqué avec amour, une mère pieuse et noble. C’est facile de dire cela, car il y eut d’autres influences et l’image est, comme toute image, très imparfaite. C’est encore plus facile et joli que de filer la métaphore, certes propice à la polémique, et de dire que maintenant en 2022 ce serait un vrai acte d’amour consenti d’une femme africaine et d’un homme blanc. Il est vrai que l’Occident est traversé par un engouement pour les musiques venues d’Afrique. Mais de ce nouveau métissage, nous ne savons rien, il est trop tôt.

Concernant la musique contemporaine occidentale, c’est une tout autre histoire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’approche de Ligeti par exemple, aussi ethnographique qu’elle fut, avec tant de respect et d’amour de la part du compositeur, mais aussi celle de Reich et de beaucoup d’autres qui nourrissent la musique contemporaine de polyrythmie/polyphonie d’Afrique noire, n’est pas un métissage : c’est une quête de nourriture pour ressourcer un courant qui se poursuit, une quête d’universalité première, une quête pour reconstruire une langue antérieure à l’indo-européen. Il y a certes une admiration, une admiration sincère. Mais ce n’est pas un métissage à proprement parler : c’est plutôt une greffe ou une re-pigmentation, un retour au temps où tous les homo sapiens avaient la peau foncée. C’est une vision superbe car toute notion de progrès est effacée et l’art intemporel est admiré et revivifié. La musique qui en ressort reste pourtant sur une ligne occidentale et sporadique.

Mais c’est probablement aux hommes et femmes noirs de métisser durablement une deuxième fois la musique avec la trop répandue culture d’Europe — polyphonie sur une organisation spécifique de la résonance harmonique et de la mélodie structurée issue de la seconda pratica (retour à l’importance antique du texte soliste), avec les rythmes issus du latin, et des langues du Nord (pour être exhaustif). Ce métissage a déjà commencé parce que, dans une remise en cause générale de l’expansion de sa culture, retrouvant sans cesse sous ses yeux les traces malheureuses et les destructions du passé lors de la marche de la mondialisation qu’elle a suscitée, la culture occidentale, devant assumer son passé tout en s’accusant, a enfin ouvert l’oreille à la richesse et la beauté de ce qui reste encore des autres cultures. Elle commence désormais, communément et non plus élitistement, à les apprécier et à les admirer. Les musiques des Papous, des Pygmées, des Lobis, des Bamanans ou des Sénoufos, c’est-à-dire parmi les musiques les plus virtuoses et sophistiquées du monde, sont désormais ovationnées sans réserve et pour ce qu’elles sont.

Yé Lassina Coulibaly pense et expérimente ce nouveau métissage depuis les années 1980. Il met en écho et revivifie avec un regard poétique et prophétique tout ce qui touche à l’universalité de ces deux cultures en train de faire l’amour. Il nous rappelle la diversité des langues parlées et la riche histoire de l’Afrique. Sa réflexion part de l’omniprésence de la musique et du fait que l’artiste doive tout naturellement consacrer sa vie à la musique. La musique est un support de transmission de valeurs dans les sociétés dites traditionnelles : l’artiste Yé se fait passeur de ces valeurs. La musique est le reflet de la société : il plonge dans ses problématiques. D’ailleurs, la musique n’est-elle pas toujours et seulement actuelle, y compris à travers le besoin de renaissance des musiques anciennes ? Il se lance alors dans la salutation des individus qui n’ont pas la parole, les infirmières, les travailleurs, les fonctionnaires, les artisans, les commerçants, « la rue », etc. Il salue les artistes eux-mêmes au sujet desquels il rappelle que la société africaine fait toujours surgir un mécénat anonyme collectif à la vue de l’artiste ami dans le besoin, même si la conscience collective ne supplée pas les carences des pouvoirs publics de plus en plus amenuisés. C’est donc une philosophie du vivre de l’autre à soi et de soi à l’autre.

Cet amour, l’engagement, se fait alors aussi baume et musicothérapie : il l’applique alors autant sur les autres (d’où son récent livre L’art des sons, l’art du soin) que sur lui-même et sur son acte créateur. Il mène alors dans la forêt son instrument fétiche, le djembé,  pour apprendre à écouter le plus profond de l’existence, le silence, la vibration, la note. « La note majeure, dit-il, pour moi c’est le grave, et le djembé est bien placé pour me le donner, puis vient le médium et l’aigu, au point de mesurer l’intensité de la hauteur des différentes notes sur la peau de l’instrument. Après je me sers du balafon, soit pentatonique soit diatonique, et aussi de la sanza et de la kora, pour élaborer la première composition. »

Et la technique de composition proprement dite ? « Ce n’est pas un monde facile, il faut te remettre en question pour pouvoir composer. » Il utilise le balafon avec l’accord diatonique qui lui permet d’écrire ses grilles, tout en s’appuyant sur sa sensibilité très personnelle pour enrichir l’harmonie. « Je suis séduit par les polyphonies, c’est l’harmonie qui m’attire le plus, car c’est là où l’on est porté de la terre vers le ciel et du ciel vers le mouvement. Je compose particulièrement des rythmes binaires et ternaires syncopés, et ternaires et binaires mélangés, 5 temps, 6 temps, 7 temps, 9/8 ou 4/4. Pour moi la richesse des mouvements, c’est le ternaire, j’aime bien travailler sur le ternaire qui est plus complexe, plus difficile et plus délicat que le binaire, et après une fois que j’ai composé sur trois claviers de balafons, je peux m’ouvrir à inviter la kora, la flûte peule, à enrichir avec d’autres instruments africains ou, suivant les albums, avec d’autres couleurs européennes. » Yé Lassina Coulibaly a enregistré neuf albums qui témoignent de la diversité et de la richesse de ses compositions sur le marché international.

Mais alors quel est le résultat du métissage obtenu par notre artiste ? C’est le résultat sonore impressionnant de sa sensibilité artistique de compositeur qui nous touche tout particulièrement et agit comme ce baume qu’il réclame pour l’humanité et lui-même. Son travail avec son Ensemble de polyphonies de balafons aboutit à une technique chromatique qui plonge ses racines dans la matrice de la terre africaine. Il avance et il cherche désormais à atteindre un métissage orchestral et vocal, suit les pas des Ligeti et Reich qui se nourrissaient de musique africaine. Mais pour lui, un Africain, se nourrir de musique baroque occidentale signifie jouir d’un vivier nouveau où le métissage avec les sonorités de sa terre natale peut faire jaillir de nouvelles fleurs. Ce terrain d’improvisation qui s’offre à lui est d’autant plus vaste qu’il est enrichi par la renaissance récente des techniques dites de diminution [1] ou d’embellissement [2], techniques qui s’étaient perdues juste après Chopin.

On a envie de le voir construire ces musiques harmonieuses qui bouillonnent dans sa tête et son esprit, mais qu’il faut attendre. Car dans notre temps, si riche culturellement, où l’importance de la culture est niée et où les artistes sont de plus en plus nombreux à devoir se débrouiller de plus en plus seuls et avec peu, l’avènement de tels bouillons de création est à coup sûr ralenti, voire relève du miracle !

Site officiel de Yé Lassina Coulibaly : www.yecoulibaly.com

Sélection discographique de la rédaction : Duo Frissonore, Yé Lassina Coulibaly & André Serre-Milan, collection Signature, Radio-France, 2007.


[1] Procédé de composition consistant dans la diminution de la durée des notes par rapport à leur durée originale.

[2] Abbellimenti, embellissements, appelés également ornements ou fioritures. Technique visant à produire un embellissement d’une ligne mélodique par ajout de notes secondaires, le plus souvent improvisées.