Musiques anciennes ou pas : L’écriture musicale, des lettres aux neumes
Ce ventre et ces oreilles – ventre affamé n’a point d’oreilles, la chose était facile et dans ce panneau (pas si) facile est tombée (pas si) vite la musicologue… Un vieux projet a suscité une question : oui, les chansons à boire, pourquoi pas, mais les chansons, finalement, d’où viennent-elles ? Puis, très vite, une autre : et après tout, chanter à plusieurs, est-ce si simple ?
La chasse au lièvre, de Nicolas Gombert, certes pas la première chanson à boire (et à manger aussi, un peu) mais il faut bien un point de départ et celui-là n’est pas des pires, était du projet initial : https://www.youtube.com/watch?v=KKITJ83KOwM
Et alors ? Et avant ? Avant est un retour lointain en arrière… et à la monodie. Finalement, le chant, où et quand cela commence-t-il ? Et comment cela a-t-il été écrit ? Pour cette première étape, nous nous intéresserons à l’écrit, histoire de voir, par exemple, comment on en est arrivé à ceci :
… que l’on peut entendre ici : https://www.youtube.com/watch?v=lMUwLlxhIAo (mais qui n’est pas une chanson à boire, ni à manger)(Il va sans dire que ceci, par exemple,
est une autre histoire (que l’on peut entendre ici : https://www.youtube.com/watch?v=0dNLAhL46xM) et sur laquelle nous pourrons aussi revenir plus tard…)
Mais cessons de brûler les étapes et revenons aux débuts… Les premiers témoins de musique « savante » notée… sont grecs : on sait que les tragédies – mais pas seulement – étaient accompagnées de chant et certains fragments de ces chants sont parvenus jusqu’à nous :
Ces fragments de papyrus (ici une tragédie) matérialisent également les premières tentatives de notation musicale ; les caractères figurant les notes sont issus de l’alphabet et placés au-dessus de la ligne de texte. La notation est dite « vocale » : c’est le rythme de la prosodie qui dicte celui de la mélodie. La reconstitution de ces fragments n’est pas si éloignée de celles auxquelles les chercheurs et musiciens procèdent pour les premières monodies notées, dont la notation ne rend pas non plus compte des éléments rythmiques : aucune « règle » rythmique n’existe avant les premières polyphonies… Une reconstitution de ce fragment a été réalisée par les membres de l’Atrium musicæ de Madrid sous la direction de Gregorio Paniagua : https://www.youtube.com/watch?v=_oCCpKLGZTw
Quant à l’aspect instrumental, il demeure très méconnu jusqu’à la fin du Moyen Âge : rien n’est réellement noté avant le XIVe s. et tout ce que l’on peut entendre comme accompagnement de musiques antérieures n’est qu’issu de conjectures. Des instruments comme la vièle ou la harpe sont certes mentionnés dans les romans qui évoquent des pratiques chantées, mais aucune indication ne subsiste quant à la manière dont était réalisé l’accompagnement des mélodies.
Dans la musique savante, l’histoire du chant est difficilement dissociable, donc, de l’histoire de l’écriture. La notation musicale commence à l’instar de la notation grecque et en reprenant son système associant un signe alphabétique à un son ; l’un des premiers théoriciens de la musique en Occident est Boèce (ca 480-ca 525). Dans son De institutione musica, il reprend et explique la notation grecque, qu’il associe à une notation alphabétique latine. Trois siècles plus tard, un autre théoricien – très probablement Ogier de Laon[1] – recourra dans le Liber Enchiriadis de Musica à un procédé « syllabe-texte » consistant à placer les syllabes du texte sur les lignes ou dans les interlignes d’une portée d’ailleurs pas toujours représentée à l’aide de lignes. Dans la colonne située à gauche – dans l’exemple qui suit –, des lettres représentent aussi les hauteurs, figurées par quelques signes orientés selon divers angles : ce système appelé « notation dasienne » était également en vigueur au IXe s. et ici, il double la notation plus « visuelle » développée par Ogier :
L’étape suivante assignera des lettres de l’alphabet à une note et à sa hauteur selon la qualité de la lettre (majuscules, majuscules retournées, minuscules). Gui d’Arezzo[2] « normalisera » le procédé au XIe s., dans son Micrologus : sur l’exemple ci-dessous, les lettres placées à gauche figurent les hauteurs et les syllabes du texte correspondent à ces hauteurs ; à l’extrême gauche est visualisée la « couleur vocale » de la syllabe chantée, qui se trouve ainsi associée elle aussi à une hauteur :
Cette échelle (ABCDEFG) est encore utilisée dans les pays de langue anglaise et allemande. Indépendamment des recherches sur la notation, Gui est aussi l’inventeur du système de syllabes issus des premiers vers de l’hymne à saint Jean-Baptiste :
UT queant laxis |
Afin que puissent |
Pour la petite histoire, le si ne fera son apparition qu’à la fin du XVIe s., issu de l’acrostiche du dernier vers qui ne propose nullement un si –mais le Moyen Âge avait quelques réticences à l’égard du si, nous y reviendrons une autre fois. La mélodie, qu’elle soit un original de Gui, ou ait préexisté au théoricien, présente une particularité intéressante : chacun de ses vers commence par la note à laquelle correspond la syllabe initiale, comme on peut l’entendre ici (les variantes s’expliquent par l’utilisation, pour cette interprétation, d’un manuscrit différent) : https://www.youtube.com/watch?v=jo6trJ-sQ0k
Revenons à la notation… La disposition diastématique des textes convenait certes pour des textes syllabiques mais devenait plus difficile à mettre en œuvre pour des textes plus complexes… En outre, elle utilisait de la place et le parchemin était cher. On recourt donc, dès le IXe s., à un autre type de notation, qui figure une manière de « geste musical » et indique la direction de la voix, ascendante ou descendante. Ces signes sont calqués sur les accentuations de la prosodie latine, aigus ou graves, et sont appelés « neumes » : ce sont les signes que l’on voit sur le manuscrit de Wellington. Ceux-ci sont utilisés pour la monodie comme pour la polyphonie : on observe ici, deux versions, l’une monodique, l’autre polyphonique, de la prose Laude iocunda melos :
que l’on pourra entendre ici, à 20’54 : https://www.youtube.com/watch?v=bbQ6ivGFp9E
Les neumes varient grandement selon les régions, ainsi qu’en témoignent les quelques exemples qui suivent :
On utilise alors encore le calame (roseau taillé), parfois la plume. Parfois, au scribe musicien succède un artiste… et le livre musical se charge de symboles multiples.
Sans lignes tracées, il peut être difficile de transcrire avec précision les mélodies, ce qui importait peu à l’époque, ces notations étant surtout destinées à servir d’aide-mémoires. Les chants étaient connus et exécutés par des moines qui « baignaient » littéralement dans le chant la plus grande partie du jour… et de la nuit. Les neumes placés au-dessus du texte, sont dits in campo aperto. Mais le besoin de précision se faisant tout de même sentir, on commence à tracer des lignes destinées à servir de repères. Au début une, deux parfois. On les colore pour les différencier, on y adjoint des lettres afin de préciser de quelle note elles sont le repère…
La notation neumatique courra, selon les régions, jusqu’à la fin du XIIe siècle. On en trouvera encore toutefois une survivance isolée dans un chansonnier de trouvères de la première moitié du siècle suivant le chansonnier dit « de Saint-Germain-des-Prés », écrit en neumes messins :
Ce n’est ni une chanson à boire ni une chanson à manger mais une chanson d’amour, dite « de toile » parce que ce genre était, si l’on en croit le roman de Guillaume de Dole, écrit dans le premier quart du XIIIe siècle, chanté par des femmes pendant qu’elles s’adonnaient à divers travaux d’aiguille. En voici le texte :
Bele Yolanz en ses chambres seoit ; D’un boen samis une robe cosoit ; A son ami tramettre la voloit ; En sospirant, ceste chançon chantoit : « Dex, tant est douz li nons d’amors, Ja n’en cuidai sentir dolors. |
Belle Yolande était assise dans sa chambre. |
– Bels douz amis, or vos voil envoier Une robe par mout grant amistié. Por Deu vos [pri][3], de moi aiez pitié. » Ne pot ester, a la terre s’assiet. Dex, tant est douz li nons d’amors, [Ja n’en cuidai sentir dolors.] |
– Mon doux ami, je veux vous envoyer Une robe en témoignage d’amour. Pour Dieu, je vous en prie, ayez pitié de moi. » Elle ne peut rester debout, elle s’assied par terre. Dieu, il est si doux le nom d’amour Que je ne pensais pas pouvoir en souffrir. |
A ces paroles et a ceste raison, Li siens amis entra en la maison. Cele lo vit, si bassa lo menton : Ne pot parler, ne li dist o ne non. Dex, tant est douz li nons d’amors, [Ja n’en cuidai sentir dolors.] |
Au moment où elle parlait et pensait ainsi ; Son ami entra dans la maison. Elle le vit et baissa le menton : Elle ne pouvait parler, ne lui dit ni oui ni non. Dieu, il est si doux le nom d’amour Que je ne pensais pas pouvoir en souffrir. |
– « Ma douce dame, mis m’avez en obli. » Cele l’entent, se li geta un ris. En sospirant ses bels braz li tendi, Tant doucement a acoler l’a pris. Dex, tant est douz li nons d’amors, [Ja n’en cuidai sentir dolors.] |
– Ma douce dame, vous m’avez oublié ». Elle l’entend et lui sourit. En soupirant, elle lui tendit ses beaux bras, Très doucement elle l’a serré contre elle. Dieu, il est si doux le nom d’amour Que je ne pensais pas pouvoir en souffrir. |
– « Bels douz amis, ne vos sai losengier Mais de fin cuer vos aim et senz trechier. Quant vos plaira, si me porrez baisier : Entre vos braz me voil aller couchier. » Dex, tant est douz li nons d’amors, [Ja n’en cuidai sentir dolors.] |
– Mon doux ami, ne ne sai vous mentir ; Je vous aime de tout cœur et sans tromperie. Quand il vous plaira, vous pourrez m’embrasser : Entre vos bras je désire me coucher. » Dieu, il est si doux le nom d’amour Que je ne pensais pas pouvoir en souffrir. |
Li siens amis entre ses braz la prent ; En un biau lit s’asient seulement. Bele Yolanz lo baise estroitement ; A tor françois enmi lo lit l’estent. Dex, tant est douz li nons d’amors, Ja n’en cuidai sentir dolors |
Son ami la prend dans ses bras ; Dans un beau lit ils s’asseyent tous deux seuls. Belle Yolande l’embrasse étroitement ; A la française il l’étend dans le lit. Dieu, il est si doux le nom d’amour Que je ne pensais pas pouvoir en souffrir |
Les quatre restitutions qui suivent, très différentes, permettent d’imaginer à quel point la « variance », pour reprendre la terminologie des philologues médiévistes est d’importance…
https://www.youtube.com/watch?v=mItcRwDvxJ0 (ensemble Sequentia ; Trouvères : Höfische Liebeslieder aus Nordfrankreich ; Deutsches Harmonia Mundi)
https://www.youtube.com/watch?v=zSoDU9HSpY4 (ensemble Venance Fortunat, Anne-Marie Deschamps ; Trouvères à la cour de Champagne ; L’empreinte digitale)
https://www.youtube.com/watch?v=Ww54OKfSAyU (ensemble Diabolus in musica, Antoine Guerber ; La douce acordance, chansons de trouvères ; Alpha)
https://www.youtube.com/watch?v=TfpB1WonCdA (Fioretto Ensemble ; Une vie de femme ; Debra Gomez Tapio)
Et petit à petit, de même que l’écriture elle-même se transforme et, de caroline, devient gothique, la notation musicale évoluera aussi et apparaît, entre 1175 et 1225 environ, selon les régions, une notation dite « noire »… qui fera l’objet de l’épisode suivant !
[1] On a longtemps cru qu’il s’agissait de Hucbald de Saint-Amand. De récentes recherches tendent à rendre la paternité du procédé à Ogier.
[2] Gui d’Arezzo (ca 990-1040) était un théoricien italien ; son traité Micrologus (« petit discours »), qui date approximativement de 1026-1032, fut largement diffusé au Moyen Âge.
[3] Les mots entre crochets ne figurent pas sur le manuscrit et ont été restitués par mes soins.
Glossaire :
Antiphonaire : contrairement à ce que pourrait laisser supposer le terme, il ne s’agit pas seulement d’un recueil d’antiennes ; à l’origine, ce type de recueil rassemblait les chants des différentes heures du jour. Il était généralement constitué de trois parties : la première proposait les psaumes, hymnes et antiennes chantés durant le temps ordinaire, la seconde contenait les chants destinés aux grandes fêtes et la troisième était réservée aux fêtes des saints.
Tonaire : il s’agit d’un recueil dans lequel les antiennes de l’office et de la messe sont classées selon l’ordre des huit tons. Le système médiéval n’était pas basé, comme le système occidental savant actuel, sur une dichotomie majeur/mineur appliquée à 12 sons, mais sur une dichotomie authente/plagal appliquée à 4 sons ; ré, mi, fa et sol. L’objectif de ce type de recueil était à la fois didactique et mnémotechnique.
Tropaire : les tropaires sont des recueils contenant les tropes, additions poétiques et/ou mélodiques aux chants liturgiques préexistants. Les premiers de ces tropes ont été imaginés à des fins mnémotechniques, les chanteurs peinant à se souvenir des longues vocalises d’Alleluia : ajouter un texte poétique à la place des (parfois très) longues voyelles du mot permettait une mémorisation plus aisée des formules mélodiques. Très vite, cet objectif didactique a fait place à une inventivité compositionnelle parfois très complexe et les additions sont devenues très longues (et surtout parfois à nouveau sans texte) et plus difficiles à mémoriser que les originaux…