L’écriture musicale #2 : des neumes à la notation blanche
Dite « noire », tout simplement probablement parce les notes sont figurées par des signes plus directement visibles, la nouvelle notation musicale est aussi appelée « notation carrée », par analogie avec la forme de ses signes les plus courants. Ces signes nouveaux rappellent certains des précédents, au moins pour les principaux, qu’on en juge :
Comme on peut le constater, la variabilité est bien moindre dans le cas de la notation noire : la notation va clairement dans le sens d’une uniformisation. De même que les neumes représentaient parfois des groupes de notes, les « ligatures » représenteront diverses possibilités de groupements. L’utilisation de la plume d’oie permet au copiste musicien de les réaliser d’un seul trait, sans lever la plume du manuscrit sur lequel il travaille. Selon le nombre de notes, on appelle la ligature binaria, ternaria ou quaternaria… La notation demeure pourtant parfois relativement imprécise quant à la durée des notes et les transcriptions sont souvent des propositions, assumées comme telles par les chercheurs qui doivent opérer des choix, notamment pour la restitution de la polyphonie :
Ici, un conduit [1] à trois voix de Pérotin (actif entre ca 1185 et après 1220), l’un des maîtres de l’école dite « de Notre-Dame », copié dans l’un des manuscrits les plus importants contenant ces polyphonies conçues à Paris restitué ci-après par l’ensemble Diabolus in musica : https://www.youtube.com/watch?v=pXYEM6Yr8qQ
Dans la monodie – ce sont alors les chansons de troubadours puis de trouvères –, la notation ne rend que très rarement un rythme précis. C’est le plus souvent celui de la prosodie qui dicte le rythme musical, comme dans cette chanson du troubadour Bernart de Ventadorn, actif durant le troisième quart du XIIe siècle (ca 1147-ca 1170) et qui a peut-être suivi Aliénor d’Aquitaine outre-Manche lors de son remariage avec Henri Plantagenêt :
Le texte évoque, sur fond de décor printanier, un amour désespéré et inassouvi, archétype de l’amour courtois (fin’amors) chanté par les trouveurs – troubadours puis trouvères :
Can l’erba fresch’ e.lh folha par Ai las com mor de cossirar Meravilh me com posc durar Tan am midons e la tenh car, S’eu saubes la gen enchantar, Be la volgra sola trobar, Be deuri’om domna blasmar, Messatger, vai, e no m’en prezes mens, |
Quand paraissent l’herbe fraîche et la feuille, Hélas, pourtant, je meurs de désespoir Je m’étonne de pouvoir supporter si longtemps J’aime tant ma dame, je la chéris tant, Si j’étais un enchanteur, Je voudrais bien la trouver seule, On devrait bien blâmer une dame Va, messager, et ne m’en veuille pas |
On transcrit, sans rythmer, en respectant seulement les ligatures ou groupements de notes :
Le reste est le travail d’interprétation des musiciens… Les restitutions qui suivent permettent d’appréhender certains aspects très divers de ce volet interprétatif, notamment du point de vue de l’instrumentation possible de ce genre de restitution :
Par l’ensemble Céladon (Paulin Büngen, voix ; Gwénaël Bihan, flûte à bec ; Nolwenn Le Guern, vièle à archet ; Ludwin Bernaténé, percussion ; Florent Marie, luth médiéval) : https://www.youtube.com/watch?v=-j4uFTdfTn8
Par Brigitte Lesne (voix, harpe) et Pierre Hamon (frestel) : https://www.youtube.com/watch?v=-l6H8tnTbMM
Par les mêmes, parce qu’en ce domaine la variance est de mise : https://www.youtube.com/watch?v=IdrrTR5uLr0
Par Gérard Zuchetto et le Troubadours Art Ensemble : https://www.youtube.com/watch?v=ZIhj9W8PFBs
Par la Camerata Mediterranea (dir. Joel Cohen), précédée de la vida du troubadour : https://www.youtube.com/watch?v=ABiRPQUFfUs
La notation se précisera toutefois de plus en plus grâce aux écrits des théoriciens, qui laissent des indications assez précises sur les rapports entre les valeurs des notes et des silences, les groupements de notes, les figures d’ornementation, toutes notions nécessaires dès lors qu’il s’agit de chanter à plusieurs… Trois théoriciens ont particulièrement compté :
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- Jean de Garlande, actif vers le milieu du XIIIe siècle, est l’auteur du traité De mensurabili musica (ca 1240), qui donne un aperçu de la notation, des formes de notes, des ligatures, des silences, des pliques – il s’agit de figures ornementales –, et des consonances ; il est le premier à expliquer la notation du rythme et dénombre six modes rythmiques – diverses manières d’arranger des successions de notes brèves et de notes longues ; il définit en outre quelques notions de déchant – le contrepoint de l’époque.
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- Peu de temps après, un certain Lambert dont on ignore à peu près tout donne dans son Tractatus de Musica les mêmes genres de renseignements que Jean de Garlande, auxquels il ajoute diverses indications supplémentaires sur les brèves et les notes d’ornement ; l’ensemble renseigne sur l’état de la notation avant 1270.
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- Enfin Francon de Cologne prend la suite avec son Ars cantus mensurabilis (vers 1280), dernier des traités importants de ce que l’on appelle aujourd’hui l’ars antiqua et qui qualifie la musique du XIIIe siècle.
Plus on avance dans le XIIIe, plus les rythmes deviennent donc – toujours en ce qui concerne la polyphonie – précisément notés. Certains copistes demeurent tout de même plus au fait que d’autres des avancées de la notation. Deux manuscrits de polyphonie profane, copiés à Paris environ dans le troisième quart du XIIIe siècle proposent une écriture claire et dont la transcription en notation moderne pose peu de difficultés aux chercheurs. Dans cet exemple de motet [2], la différenciation nette entre les notes longues (munies d’une hampe) et les notes brèves (dépourvues de hampe) rend la transcription – et donc la restitution – aisée :
Le texte est une diatribe contre quelques défauts humains majeurs : vilenie, orgueils, félonie, hypocrisie, avarice…
Ne sai que je die, |
Je ne sais que dire |
L’ensemble Anonymus 4 en propose deux versions successives, la première énonçant la voix supérieure seule (que l’on appelle, dans ce répertoire des motets, duplum ou motetus), la suivante déroulant l’ensemble de la polyphonie : https://www.youtube.com/watch?v=0U7X5NgUWxk
On note toutefois une difficulté : les voix ne sont parfois pas écrites l’une au-dessus de l’autre, mais l’une à la suite de l’autre, voire en colonnes, ce qui laisse supposer de la part des chanteurs des connaissances musicales étendues :
La pièce, particulièrement élaborée, met en parallèle deux textes (celui du triplum – la voix la plus aiguë – et celui du duplum immédiatement au-dessous d’elle) qui se répondent à la fois poétiquement et musicalement, sur une partie inférieure appelée teneur, elle aussi en langue d’oïl et non en latin comme souvent (mais nous sommes ici au tournant du XIVe s., ceci expliquant cela) :
Triplum
S’on me regarde, |
Si l’on me regarde, |
Duplum
Prennés i garde, |
Prenez garde |
Teneur
Hé, mi enfant |
Hé, mon enfant |
La restitution de la pièce est… ébouriffante ici, par le Early Music Consort of London (dir. David Munrow) : https://www.youtube.com/watch?v=3hcA834OVnc ; et très différente (toujours la variance), par l’ensemble De Amore (dir. Katia Carré), précédée du rondeau monodique de Guillaume d’Amiens sur le texte du duplum : https://www.youtube.com/watch?v=ecv2r0S2weg
Dans certains manuscrits comportant à la fois des chansons monodiques et des pièces polyphoniques, la même imprécision est de mise, preuve que le scribe musicien n’était pas nécessairement spécialiste des deux types d’écriture… Une comparaison de divers témoins est alors nécessaire pour restituer une polyphonie précise. Les deux manuscrits ci-dessous illustrent bien cette différence : le premier est un chansonnier de trouvères copié vraisemblablement en Artois, peut-être à Arras, entre 1265 et 1275 ; il renferme aussi quelques pièces polyphoniques mais le copiste, à l’évidence peu familier des notations rythmiques, ne différencie pas les valeurs des notes :
Le second est le manuscrit conservé à Montpellier, souvent bien plus précis :
Le texte du duplum revendique l’amour loyal et se plaint des médisants :
Puisque bele dame m’eime |
Puisqu’une belle dame m’aime, |
Le motet est chanté ici par l’ensemble Gilles Binchois (dir. Dominique Vellard) : https://www.youtube.com/watch?v=YnCqorFSSj4
Et ici par l’ensemble Anonymus 4 : https://www.youtube.com/watch?v=9WHYwAzm8EA
Au fur et à mesure du temps, la musique se densifie et, en quelque sorte, s’accélère : on ajoute des valeurs de plus en plus courtes. Le langage lui aussi devient plus complexe… et les manuscrits de plus en plus beaux et élégants. Un nouveau terme émerge et s’oppose à l’ars antiqua, celui d’ars nova. C’est ainsi que les compositeurs du XIVe siècle, conscients d’agir en novateurs par rapport à des prédécesseurs plus balbutiants et dédaignant la musique « archaïque » du siècle précédent, désignent leur propre musique. Le nom fait référence à deux traités à peu près contemporains l’un de l’autre – autour de 1320 – et contenant les termes en leur titre. L’un est de Jehan des Murs (Ars nove musicæ), l’autre est de Philippe de Vitry (Ars nova). Celui de Jehan des Murs est probablement légèrement antérieur, mais c’est celui de son contemporain qui a donné le nom que l’on connaît. Pour la petite histoire, Jean des Murs n’était pas actif comme compositeur, mais mathématicien et astronome. La division n’est plus, comme précédemment, seulement ternaire et le binaire fait son apparition… Les combinaisons deviennent de plus en plus complexes.
Un manuscrit en particulier témoigne de ce nouvel élan. Il est symbolique à bien des égards, reflétant les temps troubles qui s’annoncent ou ont déjà commencé. En 1300, le pape Boniface viii organise un grand jubilé, afin de proclamer la suprématie papale et de tenter de réaffirmer une image affaiblie. On constate néanmoins la ruine complète des tentatives de la papauté pour constituer un état prépondérant par rapport aux royaumes. En 1305 commence une période de grandes difficultés pour la papauté : la « captivité de Babylone » – le siège de la papauté est déplacé de Rome en Avignon – dure jusqu’en 1378 et fera place au Grand Schisme (jusqu’en 1417). Entre 1338 et 1459, la Guerre de Cent Ans endeuillera l’Europe. Sans parler de l’épidémie de peste qui en décimera une grande partie. Pour autant, on fait toujours de la musique… et des livres de musique. Au début du XIVe, pour en revenir là, un livre témoigne à la fois des dernières avancées musicales et des mélodies plus archaïques, des difficultés de la papauté et du pouvoir royal – c’est l’épisode de l’extermination des templiers, de la fin du règne de Philipe le Bel, des difficultés financières de la cour royale – en même temps que d’une recherche de symbolique à travers une décoration particulièrement somptueuse. Il mérite que l’on y jette un coup d’œil :
…Et qu’on écoute quelques exemples des pièces qui y sont enchâssées, ici par le Clemencic Consort (dir. René Clemencic) : https://www.youtube.com/watch?v=HjpvGikKrzs
Le livre devient de plus en plus proche de l’objet d’art et les « trouveurs » font peu à peu place aux « compositeurs » qui, parfois, s’investissent personnellement dans la copie de leurs œuvres. Guillaume de Machaut (1300-1377) en est un des exemples les plus connus, qui décide d’agencer ses pièces selon un ordre qu’il définit à l’avance et dont il avertit son destinataire. Le compositeur avait l’habitude de superviser les manuscrits qu’il faisait parvenir à ses mécènes et amis ; il a même indiqué dans un de ces témoins (Paris, BnF, fr. 1584) l’ordre de ses œuvres, de fait classées par lui chronologiquement, au moins en ce qui concerne les poèmes les plus importants :
Une innovation de plus, pour les notations de ses pièces : la différenciation des couleurs des notes. Les notes noires participent d’une division en trois (mesure ternaire), et les notes rouges d’une division en deux (mesure binaire), ce qui complexifie la pensée, mais la rend aussi bien plus aisée à chanter…
On voit aussi apparaître le cercle et le demi-cercle pour figurer respectivement les mensurations ternaire (cercle dit « parfait ») et binaire (cercle ouvert, donc « imparfait »). Ce cercle ouvert donnera d’ailleurs la mesure à C (4/4) que nous connaissons :
La ballade – qui chante l’amour malheureux – inclut comme toutes les pièces de ce genre, un refrain à la fin de chacune de ses trois strophes :
Biauté qui toutes autres père |
Beauté égale à toutes les autres, |
Detri d’ottri que moult compere, |
Lent à consentir que je doive payer, |
Si vueil bien qu’à ma dame appere |
Aussi je veux qu’il soit clair à ma dame |
Ici une très belle version de la pièce, par le Ferrara Ensemble : https://www.youtube.com/watch?v=uGnxYu7mIfk
Une reconstitution avec transcription, en provenance de l’université d’Exeter et du projet Machaut, dirigé par la musicologue Yolanda Plumley, une des spécialistes de ce sompositeur : https://www.youtube.com/watch?v=1iddV_D-_Pw
Et une version instrumentale, par le trio Subtilior : https://www.youtube.com/watch?v=jfgUMUtb7DU
De complexe, on devient subtil, et le scribe se doit alors d’être un parfait dessinateur, en même temps qu’un expert dans l’art de la musique… Quelques expériences font état d’une recherche particulière de maniérisme, que l’on qualifie aujourd’hui d’ars subtilior. Un manuscrit en conserve de nombreux exemples, parmi lesquels deux pièces somptueuses à bien des égards, d’un compositeur qui se nomme lui-même Baude Cordier.
Le texte suit la structure du rondeau, avec un refrain énoncé au début et à la fin et dont une partie vient s’insérer dans le cours de la pièce :
Belle, bonne, sage, plaisante et gente, |
Belle, bonne, sage, plaisante et gente, |
Et une version musicale, par l’ensemble Organum (dir. Marcel Perès) : https://www.youtube.com/watch?v=LNKiFrMMSlQ
La pièce Tout par compas se présente comme un cercle. Les entrées musicales sont en canon, expliquées dans le corps même tu poème : « Trois temps entiers par toi posés Tu peux me conduire joyeusement ». L’auteur se nomme dans le cercle inférieur gauche : « Maistre Baude Cordier se nomme Cilz qui composa ceste ronde », et il affirme crânement que sa musique est connue de Reims jusqu’à Rome.
En voici le texte et sa traduction :
Tout par compas suy composés, |
Tout au compas je suis composé |
Ici, chanté par l’ensemble Organum (dir. Marcel Perès) : https://www.youtube.com/watch?v=xhBRJdg2vzI
Après les années 1430-50, la notation devient blanche. On se rend compte que l’on perd du temps à noircir les notes. On pratique alors, au sens strict du terme, le dénigrement. C’est le temps de la Renaissance… et la boucle se boucle avec, encore une fois, le chansonnier cordiforme de Jean de Montchenu qui commençait l’épisode précédent :
Gentil madona de non m’abbandonare. |
Dame gentille, ne m’abandonne pas! |
Cette Gentil madona de la première moitié du xve siècle – Johannes Bedyngham, compositeur anglais, est mort entre 1459 et 1460, peut-être à Westminster – la voici chantée par les membres de l’ensemble Florilegio : https://www.youtube.com/watch?v=FdoC_C-3j0A
Au début de la Renaissance, la notation musicale ressemble donc de plus en plus à celle que nous connaissons et l’essentiel de ses figures (carrée, ronde, noire, croche, double croche) est désormais en place. La suite ne sera qu’ajout de précisions diverses – nuances, autre type de différenciation des silences, indications de mesure et de tempo – jusqu’aux nouvelles expérimentations qui verront le jour durant le second xxe s. et qui feront l’objet… d’un épisode 3 !
[1] Les conduits sont des poèmes latins n’appartenant pas à la liturgie. Ce sont des pièces polyphoniques syllabiques mesurées, conçues pour des circonstances particulières. On trouve parmi ces pièces des textes semi-liturgiques commémorant une fête particulière, des chants de procession (peut-être l’origine du terme), des poèmes faisant allusion à des événements politiques, des pièces moralisantes ou satiriques…
[2] Initialement liées à certaines pièces liturgiques dont elles constituaient des commentaires (le terme vient du latin motetus = petit mot) ces pièces s’en sont petit à petit affranchies pour devenir l’expression majeure de la polyphonie profane du XIIIe siècle. Originellement à deux voix, elles sont construites à partir d’une teneur (la voix la plus grave) qui est le plus souvent un fragment de plain chant. Les premières compositions à trois et quatre voix porteront un seul texte, puis apparaîtront des pièces polytextuelles. Certains motets, bilingues, associeront latin et langue d’oïl.