Musique en Tarentaise baroque déconfinée, 2020
L’année dernière, j’avais suivi presque tout ce festival généreux, accueillant, hors normes, avec ravissement. Cette année, j’étais encore en Tarentaise et j’ai voulu, après des mois de diète, retourner à la musique vivante, maintenue grâce à la volonté de quelques irréductibles amoureux de beauté, réunis autour d’un directeur – Jean-Luc Hyvoz – particulièrement dynamique et généreux. Quatorze concerts réduits à quatre ! C’est d’un mini-festival qu’il s’agit, qui m’a offert deux moments privilégiés, perles de légèreté, de douceur et d’émotions, dans un monde qui en manque cruellement, ces temps.
Les temps, justement, sont autres. Comme les lieux. Le festival sort des endroits clos pour investir l’air vif des montagnes environnantes. Ces lieux étaient magnifiques il est vrai (mais ils le sont toujours, et le festival y reviendra, c’est promis) ; mais au lieu de regretter les anges aux joues vermeille des églises de Hauteville-Gondon ou de Villargerel où les précédentes éditions nous avaient conduits, apprécions les écureuils de sortie, la chaleur du soleil de fin d’après-midi et la douceur de l’air.
Les masques sont de rigueur. Rigueur est l’un des thèmes « off » de ce festival qui a courageusement pris le parti du minimalisme. Pas de régie, pas de lumières : les concerts se dérouleront en plein air ou en éclairage naturel, ce qui permettra un nouveau regard sur des lieux rendus différents par les circonstances ; pas de support papier, les chanteurs annonceront eux-mêmes les programmes ; ce n’est pas plus mal et cela évite les froissements de papiers, les regards plongés dans l’A4, les chuchotements criés « on en est où ? ».
Épisode 1. Conflans héberge la Chapelle rhénane
Jean Antoine de Locatel vient de Bergame. Et, à la demande du duc de Savoie, il érige, au XVIe siècle – entre 1579 et 1583 plus précisément – le château de Costaroche, place forte, qui perdra de son intérêt en 1600 lors du siège de Conflans par Henri IV. Nous sommes ici entre France et Italie, en terre d’Empire. Le concert sera, lui aussi, entre deux.
Nous sommes dans la cour du château de Manuel de Locatel. Quatre chanteurs. Et un public, contre toute attente, nombreux. Placé sous le signe de la nature, de la nuit, entre le Vert bois de Janequin où l’on peut « s’aller jouer » et Les fleurs et les arbres de Saint-Saëns, le programme convoque Lassus et sa rhétorique fermement mais doucement appuyée (La nuit froide et sombre), Dowland (hé oui, Flow, my tears partagé entre les quatre chanteurs, ça marche formidablement !), Mendelssohn et ses Lieder im Freien zu singen (chansons à chanter en plein air), Debussy et Charles d’Orléans, Brahms. Le réveil des oiseaux décrit joyeusement les chanteurs naturels avec, en prime, un amusant parallèle coucou / cocu. Nature joueuse où vivent les oiseaux (Janequin), consolatrice (Saint-Saëns), médiévale (Charles d’Orléans), romantique (Mendelssohn – dans lequel on sent la légèreté des scherzi ici transposée vocalement –, Brahms). Nuit amoureuse (Janequin), « froide et sombre » (Lassus), désespérée (Dowland)… Ses facettes diverses sont reflétées par la diversité de voix toujours complices, où le rire n’est jamais loin, qui saura éclater franchement dans quelques bis : Le soleil a rendez-vous avec la lune, Douce France (qui plongent dans un univers plus résolument populaire) ; Brahms (Im stille Nacht) qui permet d’admirer un vol d’écureuil depuis la tour du château ; Saint-Saëns « pour nous achever » dans une transcription d’un vaste chœur (Calme des nuits, fraîcheur du soir) qui dit « l’amour des choses tranquilles ». Les dynamiques s’opposent joliment, les phrases finales (mention spéciale à Dowland et à Brahms) osent un écho à la limite du perceptible. Le texte est précisément articulé, simplement beau. L’entente entre les chanteurs est fine, qui s’étend au public : le charme est bien là.
Épisode 2. La Rêveuse à Notre-Dame-du-Pré
Le festival prend l’air et de la hauteur, proposant une balade autour de l’église, dans les prés environnants avant le seul concert 100% baroque du festival réunissant viole et théorbe. C’est le seul concert dans une église, aussi, qui réunit Marais et Caix d’Hervelois en un stimulant miroir réfléchissant un maître et son élève, pierres d’achoppement de l’école française de viole, appartenant respectivement à la troisième et à la quatrième génération de compositeurs pour l’instrument.
La première est d’abord représentée par Marais et sa suite en sol avec son Jeu du volant foisonnant, rythmé, dynamique, et son – légèrement – mélancolique Petit badinage ; c’est délicat, c’est de la musique qui respire et dont le son sait se laisser aller ; le silence s’y écoute chanter et les échanges entre les instrumentistes au jeu très précis et ciselé sont parfaitement complémentaires pour ces instants de complicité parfois joueuse, parfois plus sérieuse mais toujours très sobre : à l’évidence, les interprètes ne cherchent pas la monstration. Ils ont raison. Du même Marais, la Fête champêtre – qui donne le titre du programme – évoque Watteau, en une adaptation courtoise d’une fête villageoise lissée, vision aristocratique d’une nature apprivoisée avec musette et tambourin de rigueur – mais d’une rigueur pleine d’un panache qui emprunte plus à la majesté aristocratique qu’à la fête campagnarde.
À la génération suivante, Caix d’Hervelois envisage toute la tessiture de l’instrument, empruntant parfois à la technique violonistique ses gammes et ses bariolages : c’est l’époque de l’école française de violon des Rebel et Leclair, et cet auteur de plus de 450 pièces de viole marque clairement l’évolution vers le style galant. Dans la suite de pièces tirées du cinquième livre du compositeur, comme dans les pièces de genre qui suivront (on retiendra tout particulièrement deux rondeaux : La Biron et La Quinson avec son tambourin aux principes de variations en écho caractéristiques du compositeur), les effets de dialogue et de contrastes flirtent avec l’esthétique du concerto italien.
En guise de pause dans ce stimulant va-et-vient entre maître et élève, les pièces pour théorbe seul offrent des transcriptions de pièces pour viole – en accord avec l’esthétique de l’époque – et une magnifique chacone de Robert de Visée, à la fois délicate et diaboliquement virtuose, avant de terminer, en duo, sur dix-sept variations prises à La Folia de Marais, comme une réponse de violiste français au violoniste Corelli, un an après les variations de l’Italien – dans un pays qui goûte d’ailleurs davantage la viole et ne viendra au violon que tardivement.
L’équilibre entre les deux musiciens est toujours un pur bonheur, que j’ai ici retrouvé avec émotion, après le spectacle vu au théâtre de l’Athénée l’automne dernier : les accords sont égrenés avec le juste mouvement, toujours très délicat et posé, les phrases savent se répondre ou se poursuivre sans heurt, toujours avec un simple naturel, dans un seul élan parfois. C’est, simplement, un bonheur vrai.
Soyons heureux et optimistes : la Chapelle rhénane et la Rêveuse reviendront l’année prochaine en Tarentaise. Les premiers pour Les sept dernières paroles du Christ de Haydn. Les seconds pour un projet dans lequel ils retrouveront leur complice Benjamin Lazar. Je n’en dis pas davantage… mais j’y serai. Si vos pas vous conduisent en Tarentaise durant la première quinzaine d’août, rejoignez-moi.
La Chapelle Rhénane : Benoît Haller (direction, ténor), Aurore Bucher (soprano), Salomé Haller (mezzo-soprano), Igor Bouin (baryton) ; cour du château Manuel de Locatel (Conflans), mercredi 5 août | La Rêveuse : Florence Bolton (viole de gambe), Benjamin Perrot (théorbe) ; église Notre-Dame du Pré, jeudi 6 août.
Photographies : Bruno Berthier