Navigation inactuelle d’un bateau de vie
« L’Italie nourricière et sonore de Nietzsche, un radicalisme aristocratique »,
Conférence du Dr Georg Brandes
30 mai 1888, deux heures de l’après-midi
Université de Copenhague, grand amphithéâtre
Le célèbre écrivain et critique littéraire danois Georg Brandes, âgé de quarante-six ans, s’apprête à donner la deuxième d’une série de conférences sur le « radicalisme aristocratique » de Nietzsche. Le grand amphithéâtre de l’Université de Copenhague s’emplit d’hommes jeunes et moins jeunes, de femmes en grand nombre.
Un petit orchestre, dans une salle attenante, joue un air de Carmen, en écho malicieux à la fumée des pipes et cigarettes qui s’élève.
Dans l’air, nous suivons des yeux
la fumée
qui vers les cieux
monte, monte parfumée […]
Des grissini sont offerts ; fabriqués d’après un brouillon de recette interprété librement, ils accompagnent un café suffisamment noir.
Puis le silence.
Georg Brandes monte en chaire.
Mesdames, Messieurs,
Je viens de recevoir une lettre de Friedrich Nietzsche, datant du 23 mai. Ceux d’entre vous qui assistèrent à la conférence de la semaine dernière savent ce qu’est pour moi ce penseur, cet homme, que j’ai découvert voilà deux ans grâce à un exemplaire de presse de Par-delà bien et mal puis de La Généalogie de la morale. Cet Allemand de Röcken, aux environs de Leipzig, réside aujourd’hui à Turin après avoir tenté de restaurer son équilibre vital, son « bateau de vie » comme il écrit, à Sorrente, Gênes, Venise…, non sans allers-retours hivernaux à Nice. Nietzsche a quitté les brumes du nord, qui abîment sa tête et ses yeux, quitté Bâle où il enseignait la philologie, pour l’école de guérison de l’esprit et des sens que représente pour lui le sud, l’Italie. À moi le Juif athée si nordique, qu’il flatte du nom de « bon Européen », il écrit que l’on mange, que l’on chante, tout autrement là-bas : noblement, aristocratiquement jusque dans les plus humbles parfums, les notes les plus naïves. Ses lettres disent qu’en cet autre lieu et cela à contre-temps, contre la modernité, temps de décadence, nourrir ventre et ouïe se fait d’un seul et même mouvement, ascendant, vers plus de force et de joie. C’est de cela que j’aimerais vous parler aujourd’hui.
Inactualité du philosophe : s’exiler de l’indigeste
Un philosophe n’est pas de son temps ; il l’excède, s’en offusque ou lui est indifférent. Fausse évidence, qui trop souvent conduit à l’antienne des vérités éternelles ou de la nostalgie d’un passé fantasmé, à moins que ne s’exalte l’ardeur à tout casser au nom de l’avènement fictionné d’une époque idéale. Lisez Nietzsche, Mesdames et Messieurs, pour saisir le sel, plus modeste en apparence et pourtant plus radical en réalité, d’une inactualité sans fards : l’inactualité, qui en allemand se dit Unzeitgemässigkeit (pardonnez ma prononciation), littéralement « non-conformité au temps » ou peut-être « non-mesurabilité par le temps », revient à évaluer autrement l’importance des questions qui occupent le devant de la scène chez ses contemporains (Zeitgenosse) et compatriotes. Pas question de se soumettre servilement aux idées dominantes qui occupent les esprits, les journaux, les langues au fond des tavernes comme dans les cercles savants. L’« esprit libre », aristocratique, noble, lutte d’abord contre lui-même puisqu’il se trouve, par la force des choses sociales, ensorcelé par les goûts d’un temps forcément enchanteur. Penser à contre-temps, c’est donc résister à la tendance médiocre à vénérer, de manière souvent inconsciente, les valeurs portées aux nues par la culture de son temps : le nationalisme étriqué consécutif à la guerre franco-prussienne et à la fondation de l’Empire, les « idées modernes » des hommes « cultivés », la survalorisation de l’Histoire et l’idéalisation de l’Antiquité… tout ce qui affaiblit, porte à aimer ce qui détourne des instincts, de la « vie ». Les Considérations inactuelles, de 1873 à 1876, ont été l’antichambre du renversement des valeurs. C’est maintenant à même la vie italienne, turinoise en particulier, à même le manger et l’écouter musical dans les avenues et sur les places majestueuses, que se mesure la nécessité d’un repérage des symptômes de dégénérescence d’une culture et par là, la possibilité d’un « oui » radicalement anti-moderne à la vie.
Le goût du jour musical en Allemagne veut de l’agitation, de la force brutale, de l’artifice qu’animerait une sentimentalité de l’idéal. Ainsi l’orchestration wagnérienne correspond-elle pour Nietzsche à de faux mouvements, des « crampes » nerveuses selon son expression. Richard Wagner rencontré en 1868, d’abord ami intime et partenaire des plus hautes pensées, déçut épouvantablement dès le vacarme du premier festival de Bayreuth en 1876. Une musique malade, qui n’en finit pas de se vautrer dans une soupe au salut chrétien et ne survit que par l’art théâtral ! L’écoute de Wagner se paierait, comme l’ingestion d’alcool, par un alourdissement de l’estomac dont l’une des conséquences serait la dégénérescence du sens du rythme : un mouvement vers le bas, un écroulement au sol ou dans le divan moelleux de la grandiloquence idéaliste et un temps qui s’étire, n’ouvre sur rien. On n’est pas obligé de suivre Nietzsche dans son anti-wagnérisme carabiné, mais on gagne en revanche à prendre au sérieux la pensée qui se niche et se révèle en ce grand amour blessé. Dédicataire de la Naissance de la tragédie en 1872, mais objet douloureux de la quatrième Considération inactuelle en 1876, Wagner occupe aujourd’hui l’esprit et la plume de Nietzsche dans un petit écrit qu’il vient d’achever. La musique allemande de son temps y est réévaluée, et voici le diagnostic : auto-contradiction physiologique interne, la vie se niant par un défaut de hiérarchie ou d’organisation interne des instincts. Si Wagner a du moins la probité d’un idéal platonicien et chrétien ardemment affirmé, il n’en a pas moins, virus d’un « idéalisme » musical décadent, infecté la quasi-totalité d’une population musicienne et auditrice allemande devenue inapte au moindre jugement un peu sain.
Quant à la cuisine et plus généralement, la manière de s’alimenter, elle est l’autre élément-clé d’une culture appelant une évaluation inactuelle. La cuisine allemande, messieurs-dames, y avez-vous goûté ? J’en eus pour ma part, à Berlin, une expérience heureuse qui ne correspond guère à la description qu’en fait notre philosophe. Notez que celui-ci répugne aux avis à valeur prétendument absolue, ses énoncés sont situés, relatifs à une complexion singulière. Ainsi pour le décadent (par la force de la culture dans laquelle il baigne malgré lui) et tout à la fois contraire d’un décadent (par la résistance à cette force) qu’est Nietzsche, la cuisine allemande est-elle « idéaliste », c’est-à-dire impersonnelle et désintéressée et par cela même, indigeste. De la nourriture à Leipzig où il étudia la philologie lui vient à Turin le souvenir d’un dégoût profond, d’une indigestion sans réplétion. Soupe en ouverture, légumes farineux trop gras accompagnant des viandes desséchées, le tout arrosé de bière ou, comme à Naumbourg où réside sa mère, d’un mauvais vin qui n’en finit pas de terminer un repas… Des crimes contre l’esprit qui sont pourtant, pour l’Allemand typique, des évidences indiscutables. Toile de fond de conversations d’ivrognes ou de hautes spéculations métaphysiques, dans tous les cas cette succession de plats, cette pesanteur expédiée dans l’estomac et le sang, ne sont pas jugées dignes d’être interrogées. Nourriture qui rend lourd et lent, invite à la faiblesse et la bêtise, au ressassement des mêmes bouts de pensée sans vigueur auxquels il arrive, selon le contexte, de se prendre pour des monuments de vertu et de pureté. Un mouvement vers le bas, une décadence des intestins ; une durée sans ressort, à la volonté de puissance exsangue.
Musique et nourriture allemandes prennent ainsi la vie à contresens, entraînent dans un mouvement descendant qui résulte d’une agitation nerveuse stérile. Un esprit libre, inactuel, est attentif aux signes de la maladie et en fait l’instrument d’une « grande santé ». Pour cela, rompre avec ce qui incline à se satisfaire de la maladie ; pour cela s’exiler, quitter, aller d’un lieu à l’autre, nord sud est ouest de cette Italie dont le nom dit la possibilité d’un « bateau de vie » à l’équilibre restauré.
Philosophie d’un inactuel : cuisine et musique en flux de vie
Nietzsche se transporte vers le sud, ses voyages sont faits de souffrances du corps et d’angoisses : rien d’un conquérant, notre esprit libre ! Se déplacer n’est pas le but, juste un moyen pour trouver son lieu propre, celui où le mouvement ne sera plus stérile agitation moderne mais déploiement du corps, cette « grande raison », en sa vitalité singulière. Fuir nourriture et bruit du nord, qui barbouillent et secouent puis fichent le cul de plomb, immobilisent l’esprit dans le cloaque d’idées rassises. Danse des muscles et des tripes, contre excitation des nerfs ! Nietzsche cherche un lieu où marcher un petit verre d’eau à la main soit possible, où le pavement lisse soutienne les pas : ni Venise ni Rome mais Gênes, puis Turin.
La première fois qu’il entend Carmen, l’opéra-comique de Bizet créé en 1875, c’est au théâtre Paganini de Gênes, le 27 novembre 1881. Il est d’emblée séduit par la simplicité, la vivacité de ces airs qui, par la voix de Célestine Galli-Marié, chantent l’amour vrai et par conséquent d’une insouciance cruelle, foncièrement égoïste, à l’opposé de la grandiloquence geignarde de l’amour idéalisé, de la religiosité tyrannique de la passion wagnérienne. Il se délecte de cette sensibilité méridionale, assiste à d’autres représentations, à Nice et, maintenant, à Turin. Imaginons-le arpentant la ville tout le jour, se promener le soir le long du Pô avant de prendre place en plein air au teatro Carignano, non loin du palazzo en face duquel il habite. Ah cette précision, cette manière musicienne de penser, au plus loin de l’esthétique théâtrale de Wagner ; cet art de s’adresser à des connaisseurs, non pas certes à des experts mais à des oreilles amies des musiques et jamais à des auditeurs qui, au fond, la détestent et y cherchent ce qu’elle n’est pas. Cette musique-là, française-italienne, cette Carmen d’un Français auquel l’Italie sied si bien, non allemande en tout cas, Bizet, Rossini, cette musique rend le corps, et l’esprit c’est tout un, plus agile et le rapatrie en son mouvement, son temps propres. Joie d’être ici, maintenant, lieu qui porte et soulève, présent gagnant en intensité.
Quant à la cuisine italienne, Nietzsche la magnifie en diététique d’un régime de vie ascendante. Occasion d’explorer la taille de son estomac, de mesurer son aptitude à digérer, elle s’offre comme terrain d’expérimentation de soi et de ce fameux « esprit » si surestimé, en réalité si étroitement apparenté aux intestins. Le mouvement ascendant de l’esprit n’est pas celui, idéaliste, d’une accession au Vrai, au Beau mais d’une montée d’énergie tripale, d’une « volonté de puissance » ré-évaluant le contenu jusqu’alors philosophiquement méprisé des assiettes. Nietzsche écarte de ses menus ce qui l’engourdirait, l’appesantirait : pas de macaronis, on peut s’en étonner, mais de manière encore plus surprenante, des tripes à Gênes, des viandes (en particulier, de veau), des légumes (en particulier, des épinards) etc. La nourriture génoise lui semblait « faite pour lui », m’écrit-il. Mais c’est aujourd’hui, à Turin, que vraiment tout lui réussit : le chocolat, les gelati dans les trattorie, les « plus grands Cafés », le café « remarquablement bon »…
Musique et cuisine dionysiaques, en mouvement ascendant à condition de prendre le temps de l’écoute, de l’assimilation, contre la folie du sens plaqué sur un réel qui n’en peut mais. Devenir auditeur et mangeur de bon appétit, grand projet d’une inversion des valeurs qui rétablisse la direction maladivement retournée de la vie.
Conclusion : perspectives inactuelles (ailleurs, plus tard)
Nietzsche est un homme en mouvement, mais le modèle n’en est pas, comme pour Goethe dont on connaît le Voyage en Italie, le « voyage ». Ni conquête d’un espace ni errance, mais expérimentation de soi : il s’agit bien de devenir son propre sujet d’expérimentation, sous les hypothèses de la nourriture et de la musique. Telle est l’aventure de ce penseur du nord exilé dans un sud guérisseur. Dans sa lettre du 23 mai, Nietzsche m’écrit qu’il « pense au jour le jour », bien souvent dans l’absence de tout désir. Mais je lis, entre les lignes, que cette absence de désir pour ce que l’existant requiert de lui, en particulier la reconnaissance sociale et intellectuelle venant de ses contemporains, est ouverture à de multiples perspectives, possibilités de vie, dans l’effort semaine après semaine pour « transvaluer les valeurs ». Vivre la vie de l’artiste, du conquérant, du malade même…, du gourmet, du gourmand, de l’amateur de tel ou tel type de musiques, et accepter d’être un philosophe de, pour l’avenir.
Christophe Colomb, natif de Gênes, grand navigateur qui découvrit le Nouveau Monde en laissant l’ancien derrière lui, est l’antithèse des Wagner et Hegel, qui « vaguent » sans avancer. Le penseur fait le pas de côté, physique mais surtout mental, grâce auquel s’ouvre tout un monde alimentaire et musical : des vendeuses de quatre-saisons, des serveurs de trattorie, d’une amabilité bouleversante, des auditeurs qui écoutent, qui aiment, qui humblement respectent, capables de cette authentique reconnaissance tout à fait étrangère au jeu mondain.
Nietzsche l’inactuel mange et écoute en philosophe tendu vers l’avenir, à la « responsabilité supérieure » ; être la « mauvaise conscience de son temps », comme il écrit, c’est aussi pour l’esprit libre être toujours « nécessairement un homme du demain et de l’après-demain ». Or la musique de l’avenir est celle de l’ami Köselitz et de ses opéras-comiques, propres à faire entrer un Nordique dans une humeur méridionale : sud et nord réunis dans le même mouvement ascendant d’un « oui » à la vie, à un présent qui va s’intensifiant. Et peu importe que Heinrich Köselitz, alias Peter Gast ou, à l’italienne, Pietro Gasti, ne mérite sans doute pas la vénération artistique de son ami Friedrich. Quant au mangeur de l’avenir, Nietzsche sent qu’il le devient lorsqu’il expérimente, par exemple, à travers la multiplicité des produits italiens à base de farine, les « grandes différences ». Différences que l’on goûte entre ces produits pourtant apparentés, différence aussi entre chacun de ces produits qui relèvent l’âme d’une part, et le pâteux germanique qui soulève le cœur de l’autre. Ainsi va la vraie philosophie, celle du freier Geist qui n’a pas seulement des yeux, sens survalorisé par la tradition, mais des oreilles, un palais… Gorge et ouïe, même combat : celui d’une réévaluation aristocratiquement radicale des cuisines et des musiques en leurs temps et mouvement propres.
Mesdames, messieurs, merci de votre écoute. À la semaine prochaine !
Extraits de la correspondance de Friedrich Nietzsche
Je me chantais, me sifflais vos mélodies pour me donner du courage : ainsi me resteront-elles en mémoire ! Et en vérité, tout ce qui est bon dans la musique doit se siffler, mais les Allemands n’ont jamais su chanter et se traînent avec leurs pianos, d’où la quête frénétique d’harmonie.
À Heinrich Köselitz, le 17 nov. 1880
En somme, je suis étonné, je te l’avoue, que tant de sources puissent couler d’un homme. Même d’un homme comme moi, qui n’est pas des plus riches. Si j’étais doté des qualités que tu as et que je n’ai pas, je crois que je serais prétentieux et insupportable. D’ores et déjà, par moments, je chemine sur les hauteurs de Gênes, voyant et sentant à la manière de Christophe Colomb, peut-être, face à la mer et à l’avenir tout entier.
À Erwin Rohde, le 24 mars 1881
La cuisine génoise est faite pour moi. Me croirez-vous si je vous dis que depuis 5 mois maintenant, je mange presque tous les jours des tripes ? De toutes les viandes, c’est la plus digeste et la plus légère et elle est moins chère ; les petits poissons de toutes sortes qu’on trouve dans la cuisine populaire me font également du bien. Mais jusqu’à présent pas du tout de risotto, pas de macaronis ! Mon régime varie tellement selon l’endroit et le climat !
À Franziska et Elisabeth Nietzsche, Gênes, le 6 avril 1881
Aux expériences les plus belles et étonnantes appartient ma découverte ici de l’opéra-comique de l’ami Köselitz : c’est un musicien de premier ordre et ce qu’il fait, nul contemporain ne peut l’imiter. J’en tire également une satisfaction personnelle : c’est précisément la musique qui correspond à ma philosophie.
À Franziska et Elisabeth Nietzsche, Recoaro, le 18 mai 1881
Tous les biens du monde qui m’appartiennent sont à vous, si vous les offrant je vous attire à Gênes ne serait-ce qu’un mois, vous et votre musique nouvelle et ancienne ! Je me suis rendu, grâce à vous je le dis très sérieusement, au théâtre et j’ai écouté la Semiramide de Rossini 31 et Giulietta e Romeo de Bellini 32 (ce dernier, 4 fois).
À Heinrich Köselitz, Gênes, le 6 nov. 1881
Carmen a vraiment, cet hiver, fait partie de mes « biens éphémères », et Gênes m’est devenue beaucoup plus précieuse à cause de cet opéra.
À Heinrich Köselitz, Gênes, le 5 janv. 1882
Là je suis dans la maison de Köselitz, dans le calme de Venise et j’écoute de la musique, laquelle sous bien des rapports est elle-même une sorte de Venise idéalisée.
À Franz Overbeck, le 30 avril 1884
S’il [Köselitz] se purge pas à pas des restes du goût médiocre, de l’hypertrophie de bonhomie chinoise à la mode saxonne et d’autres choses semblables, nous assisterons à la naissance d’une nouvelle musique classique qui peut se permettre d’évoquer les esprits des héros grecs.
À Franz Overbeck, Venise, le 21 mai 1884
Dans ces conditions bien meilleures, il a de nouveau fait de la musique magnifique, qui se distingue avec le plus grand bonheur des crampes et combats wagnériens.
À Franziska Nietzsche, Venise, le 10 oct. 1887
Puis un mois à Venise : un lieu béni pour moi, en tant que siège (prison, si l’on veut) de l’unique musicien qui selon moi fait de la musique comme il semble impossible d’en faire aujourd’hui : de manière profonde, ensoleillée, tendre, en parfaite liberté sous le règne de la loi.
À Carl Fuchs, Turin, le 14 avril 1888
Le café dans les premiers des Cafés (majestueux et resplendissants, comme on n’en a pas idée chez vous), 16 pfennigs, la glace 24 pfennigs : mais tout y est bien meilleur qu’en Allemagne. L’eau est excellente, de l’eau des montagnes : le pain, de même. Avec tous les plats, on mange de tout petits cylindres de pain très fins, appelés grissini, qu’on brise et qui sont en outre très bénéfiques pour l’estomac. J’oubliais de vanter le chocolat de Turin, le plus célèbre d’Europe.
À Franziska Nietzsche, Turin, le 20 avril 1888
Il doit y avoir quelque chose comme une coordination du goût : là où mes yeux et mes nerfs se sentent bien, les plats aussi me paraissent conçus selon mon goût personnel. Et même l’eau ! Elle coule partout ; je marche toujours un petit verre à la main.
À Heinrich Köselitz, Turin, le 1er mai 1888
J’ai passé ces dernières semaines à « transvaluer les valeurs ». — Comprenez-vous ce trope ? — Au fond, l’alchimiste est le genre d’homme le plus méritant qui soit : je veux dire celui qui, à partir de ce qui est insignifiant, méprisé, fait une chose de grande valeur et même de l’or. Lui seul enrichit ; les autres ne font que du change. Ma tâche est très curieuse cette fois : je me suis demandé ce qui de l’humanité fut jusqu’à présent le plus haï, craint, méprisé : — et de cela précisé-ment j’ai fait mon « or »…
À Georg Brandes, Turin, le 23 mai 1888
À cinq pas de chez moi se trouve la plus grande piazza, avec le vieux castel médiéval : il comporte un petit théâtre charmant, devant lequel on s’assoit de nuit (à partir de 8 ¼), en plein air, où l’on mange son gelato et où l’on peut écouter en ce moment la délicieuse opérette d’Audran, La Mascotte (— que je connais bien pour l’avoir entendue à Nice). Cette musique, qui n’est en rien vulgaire, avec tant de jolies petites mélodies pleines d’esprit, participe tout à fait du mode d’être idyllique dont j’ai maintenant besoin le soir (À l’inverse : Le Baron tsigane de Strauss ; j’ai fui avec dégoût et bien vite — on y trouve les deux sortes de vulgarité allemande, l’animale et la sentimentale, avec des tentatives repoussantes pour se montrer ici et là musicien cultivé : ciel ! Combien les Français nous sont supérieurs en bon goût !).
À Heinrich Köselitz, Turin, le 27 sept. 1888
À la trattoria, je paie pour chaque repas 1 F 15 et je laisse encore 10 c, ce qui est franchement considéré comme exceptionnel. Pour ce prix, j’ai une très grande portion de minestra, soit sèche, soit en bouillon : très grand choix et très grande variété, et les produits italiens à base de farine tous de première qualité (c’est ici que j’apprends pour la première fois les grandes différences). Ensuite une pièce de viande excellente, tendre, surtout du rôti de veau que je n’ai nulle part mangé ainsi, avec des légumes, des épinards par exemple. Trois petits morceaux de pain, qui sont ici très savoureux, pour les amateurs les grissini, tout petits cylindres de pain très fins, selon le goût turinois.
À Heinrich Köselitz, le 30 oct. 1888
Entre-temps, j’ai reçu pour mon « Cas Wagner » de véritables hommages. On dit que non seulement le livre est un chef-d’œuvre psychologique de premier rang, dans un domaine où personne en somme n’avait jusqu’à présent jeté un œil — dans la psychologie des musiciens ; mais encore, on appelle événement historico-culturel les lumières apportées sur le caractère de décadence de notre musique en général, quelque chose que personne n’aurait pu mener à bien en dehors de moi.
À Franz Overbeck, Turin, le 13 nov. 1888
Je mange dans l’une des meilleures trattorie, avec deux étages immenses de salles et de chambres. Je paie pour chaque repas 1 F 25 avec pourboire — et je reçois ce qu’il y a de plus soigné et préparé avec le plus de soin* —, je n’avais jamais eu idée de ce que pouvaient être la viande, ni les légumes, ni tous ces plats typiquement italiens… Aujourd’hui, par ex, les ossobuchi les plus exquis, Dieu sait comment l’on dit en allemand, la viande sur les os, là où se trouve la moelle délicieuse ! Avec cela, des brocolis préparés d’une manière incroyable, et en entrée les macaronis les plus tendres.
À Franz Overbeck, Turin, Noël 1888
Illustrations : [en couverture] Harald Slott-Møller, Georg Brandes à l’université de Copenhague, The Bridgeman Art Library | Célestine Galli-Marié, créatrice du rôle de Carmen en tenue de scène, photographie de Paul Nadar, 1883 | Toutes les citations sont issues de Friedrich Nietzsche, Lettres d’Italie, traduction Florence Albrecht & Pierre Parlant, Préface Pierre Parlant, éditions NOUS, Caen, 2019, 240 p.