Néologismes culinaires : des mots aux mets

 In Chroniques

— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?
— Je ne sais pas… J’ai des légumes, je peux faire une tartatouille ou une courgiflette, si vous voulez… Ou alors, une potiflette.
— On n’a plus de reblochon !
— Bon, on va faire une poticlette, alors, j’ai du fromage à raclette !
— Avec un petit verre de griottine ou de prunette en apéro ?

Voilà le type de dialogue que l’on peut souvent entendre à la maison. Et si vous en avez la curiosité, vous constaterez que ces termes, comme la plupart des « inventions » que l’on croit originales, se révèlent en fait extrêmement communs – au point qu’on en trouve de nombreuses recettes en ligne. Ce ne sont, après tout, que des mots-valise, auxquels il semble presque inévitable d’en arriver quand on fait une tarte à la ratatouille, ou une tartiflette aux courgettes ou au poti(mar)ron. Mais d’une recette à l’autre, que de différences ! Les aventuriers du goût ne voyagent pas sans mots-valise, mais ils y glissent des effets qui leur sont propres. Votre tartatouille, vous la voulez sucrée ou salée ? Votre courgiflette n’est-elle qu’un gratin de courgettes au reblochon, contient-elle des lardons, alterne-t-elle pommes de terre et courgettes, mêle-t-elle plusieurs sortes de courges ? Le contenu de la valise dépend des habitudes familiales, des associations d’idées, parfois même de simple private jokes que seuls peuvent comprendre les proches. Techniquement, ma tartatouille devrait par exemple s’appeler quichatouille, mais j’estime que même s’il s’agit de chatouiller les papilles, le « qui » initial incite plus au soupçon qu’à la dégustation. Et vous chercherez vainement poticlette sur les moteurs de recherche.

Si la faim vient du ventre, l’appétit, quant à lui, est affaire d’imaginaire et de représentation, ce qui implique que la mise en bouche commence bien avant la première bouchée, et que la saveur des mots constitue peut-être le premier acte du plaisir alimentaire. De nombreux ouvrages se sont d’ailleurs consacrés au lien entre les mets et les mots, que ce soit d’une manière générale, comme J.-F. Revel dans Un festin en paroles. Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique[1] ou M. Colas-Blaise, dans Du mot à la bouche : quand la nourriture fait signe[2], ou plus spécifiquement pour étudier la manière dont on écrit un menu (C. Hugol-Gential, Le menu au restaurant, construction pragmatique de l’expérience gastronomique et enjeux identitaires[3]), ou dont la publicité « donne envie » (J.-J. Boutaud, Cuisines du sens et sémiotiques publicitaires[4]). Comme l’ont bien mis en évidence les conférences du colloque international de Bruxelles, « Le dire et le manger » (2012), il n’y a pas que dans le cadre familial, pour des raisons relevant de la connivence et du jeu, que la dénomination d’un plat est un acte symbolique important. Et même si le chef Paul Bocuse affirme que la déontologie gastronomique implique aussi bien d’« employer des mots qui ont le sens de ce qu’ils sont » que de « laisser aux produits le goût de ce qu’ils sont », la manière de dire désigne le chef (presque) autant que la manière de faire.

Commençons par rappeler rapidement ce qu’est (ou plutôt ce que n’est pas) le langage chez l’homme. Même si on le définit communément comme notre moyen d’expression et de communication, cette définition est à la fois trop large, trop étroite et fausse. Trop large, car elle inclut une multitude de phénomènes non langagiers – après tout, envoyer son poing dans la figure de quelqu’un est un moyen assez efficace d’exprimer son énervement et de la lui communiquer. Trop étroite, car on peut faire avec le langage bien d’autres choses qu’exprimer un contenu ou communiquer avec autrui : on peut jouer avec les mots, humilier, faire cette sorte de poésie (maniériste ou parnassienne) qui n’exprime aucune émotion, mais vise juste la beauté formelle, etc. Fausse, enfin, car « exprimer » et « communiquer » impliquent que le langage n’est que le vecteur d’un contenu objectif extérieur à lui, qu’il y aurait un message non verbal déjà constitué avant tout langage, alors que toutes les sciences du langage tendent à montrer que nous apprenons à penser en apprenant à parler, et que la pensée, en grande partie, est déjà d’ordre linguistique.

Qu’est-ce donc que le langage, sinon un outil d’expression et de communication ? Très simplement, un outil de dénomination. Parce qu’il n’a pas une compréhension instinctive du monde, l’être humain ne « voit pas » dans le réel des phénomènes distincts. Le monde est pour lui une gigantesque énigme, à laquelle il donne du sens précisément en en parlant. Prenons l’exemple des couleurs : LE bleu n’existe pas plus que LE vert et LE jaune, et s’il faut apprendre à un enfant à reconnaître les couleurs, c’est bien parce que les « tranches » n’ont rien d’objectif, que ce ne sont pas des réalités sur lesquelles nous avons placé les mots tels des étiquettes, mais des catégories mentales créées par les mots. Notre bleu n’est pas le blue anglais, parce que leur purple va plus loin dans le rouge que notre violet. Nous distinguons trois catégories du vivant, le végétal, l’animal et l’humain, là où les Grecs anciens voyaient l’unité du zôon, que nous traduisons bien mal si nous pensons que son zoo- n’héberge que des animaux – lesquels sont d’ailleurs découpés en deux tranches linguistiques, animals et pets, considérées comme ontologiquement distinctes, par nos amis grand-bretons. Nous avons soit un frère, soit une sœur, alors que les anglais ont un sibling, qui n’est qu’accessoirement brother ou sister. En français, ma fille est une fille, alors que mon fils est un garçon, ma femme est une femme, alors que mon mari est un homme ; en anglais, les deux sexes méritent deux mots : daughter/girl, son/boy, wife/woman, husband/man. Pour le dire autrement, si l’on considère la réalité comme un saucisson, le rôle d’une langue, c’est d’y découper des tranches pour qu’on s’y retrouve plus facilement. Et comme nous voyons le monde à travers notre culture, nous finissons par croire que les tranches existent « pour de vrai », alors qu’elles sont propres à notre culture. Vous pensez que ça existe, un animal ? Ok, dessinez-en un ! Ah non, pas un chien, ni un oiseau, un « animal ». Ok, vous préférez un oiseau ? Ah non, ça, c’est un perroquet… même pas, c’est un… ben, en fait, non, c’est un j’en-ai-jamais-vu-un-comme-ça… mais je le reconnais comme perroquet parce qu’il a deux pattes, un bec crochu et que ça coïncide plus ou moins avec ma catégorie mentale « perroquet »

L’homme structure donc le réel en y découpant des îlots de signification, auxquels il confère une réalité en les nommant. Bien avant que la science ne commence à conceptualiser et à modéliser, c’était le rôle du langage – d’où vient d’ailleurs que l’on tende à les affubler du suffixe –logie, le logos désignant en grec le langage rationnel, opposé au muthos, le dire fabuleux. De ce pouvoir de dénomination vient ce qu’on appelle communément le pouvoir évocateur des mots. Puisque les mots ne sont pas des étiquettes posées sur des phénomènes objectivement distincts, mais des constructions mentales, ils ont toute une histoire, que l’on peut ou non connaître, mais qui s’est sédimentée dans nos expressions, nos noms de famille, les toponymes de nos villages et de nos rues. S’il y a dans votre quartier une rue moque-souris, c’est que jadis on y trouvait un moulin de si mauvaise réputation que même les rongeurs en riaient – jaune, sans doute. Si l’on procrastine en remettant à la Saint-Glinglin, c’est que l’on a oublié le seing du signal, tout autant que le verbe glinguer, « la seing glinguant » signifiant littéralement « quand sonnera le signal (de l’apocalypse, évidemment). Si vous dénoncez un hoax, c’est parce que des informaticiens farceurs ont condensé en quatre lettres le fameux « hocus pocus» de la magie, qui lui-même venait de la sidération des païens devant les cérémonies chrétiennes, et leur (in)compréhension magique du « hoc est corpus meus ». Bien plus, le langage humain ne se développant pas mécaniquement, comme un instinct universel, nous apprenons à parler dans un contexte socio-éducatif particulier, lui-même plus ou moins bon locuteur, et nous mettons derrière les mots des choses bien différentes. J’ai, personnellement, et jusqu’à plus de douze ans, considéré inadmissible que l’on interdise certains films aux mineurs… de fond, et je m’étonnais de ce que certaines personnes, n’ayant « pas de porte à vendre » le publient dans le journal. Les mots disent toujours plus que ce qu’ils veulent dire, car ils ne font pas signe uniquement vers ce qu’ils dénominent, mais vers une histoire culturelle et personnelle d’une incroyable complexité.

Qu’en est-il maintenant du nom des mets, des mots du bon ? Que les pratiques alimentaires nous révèlent notre histoire est évident. Après tout, déjeuner, c’est « rompre le jeûne », et l’on comprend que le déjeuner désignait d’abord ce qui est maintenant notre petit déjeuner, lequel n’est petit, précisément, que parce qu’il vient avant le grand. Mais plus intéressant encore, le mot dîner a exactement la même origine et, au Moyen Âge, c’est par ce terme qu’on désignait le premier repas du jour, d’où le dicton : « lever à six, dîner à neuf, souper à six, coucher à neuf font l’âge nonante-neuf ». C’est au XVIe siècle que le dîner passe vers 11h, avant de progressivement être reculé à midi, puis en début d’après-midi, puis le soir, reléguant le souper aux oubliettes. Lequel souper vient de la soupe, laquelle soupe est à l’origine la tranche de pain que l’on arrose de bouillon, et non ce qu’on appelle aujourd’hui ainsi. Voilà pourquoi vous pouvez être « trempé comme une soupe » si vous restez sous l’eau – vous êtes le morceau de pain et non le potage. Et sachez, amis végétariens, que si vous voulez supprimer la viande au sens étymologique du terme, vous serez fort marris, puisque le terme vient du verbe latin vivere (vivre) et désigne tout aliment permettant de conserver la vie, bref, toute nourriture comestible. Du coup, n’en déplaise aux fâcheux, il n’y a aucun paradoxe à parler de viande végétarienne – bien moins, finalement, que de boucherie chevaline, puisque même si les spécialistes ne sont pas d’accord, il semblerait bien que la boucherie vienne du bouc.

S’ils ont une histoire, les mots de l’alimentation ont donc également un sens qui dépasse leur seule signification littérale. Ils ne sont pas purement descriptifs, ils portent une charge émotionnelle et symbolique qui explique pourquoi les puristes (de la langue et de la gastronomie) montent sur leurs grands chevaux lorsque vous dites avoir concocté un clafoutis aux pommes, ou un far aux mirabelles. Pourtant, étymologiquement, un clafoutis est d’emblée un sacré « foutoir », ou, plus poliment, un fourre-tout, puisque toutes les origines attestées, du latin « clavo figere » (fixer avec un clou, ficher) au vieux français claufir (mettre, foutre) qui se sont croisés pour donner l’occitan clafotis, suggèrent simplement que l’on fiche des trucs dedans… l’idée de cerise n’étant que dans les habitus culturels, donc dans cette « catégorie mentale » évoquée spontanément par le terme. Si vous mettez d’autres fruits, vous composez une flaugnarde (un mot qui vient aussi de l’occitan et qui désigne, pour faire simple, un doux duvet), ou un cacou si vous choisissez des bigarreaux marmottes, comme les habitants de Paray-le-Monial.

Et si vous préférez piquer un far, hé bien normalement, vous devriez le faire à la farine de froment, puisque telle est la signification de ce terme depuis l’époque romaine… Et les Bretons tiennent à leur far comme les Limousins à leur flaugnarde. Ce qu’évoque l’histoire des mots des mets, c’est donc moins le contenu des plats que la revendication d’authenticité, l ‘identité d’une région ou d’un terroir qui n’entend pas que les autres mettent les pieds dans ses plats – ce qui implique également de ne pas y glisser leur langue.

Autant dire, puisqu’il est question de terroir, d’identité et d’authenticité, que chaque région, chaque ville, chaque restaurant, chaque chef, aspire à avoir « sa » spécialité et à la nommer de telle sorte que le terme éveille dans l’esprit une image à la fois positive et indissolublement liée à son origine. Même les bêtises peuvent rendre une ville célèbre, et quand on oublie ce que signifie à l’origine le terme, le pari est gagné pour Cambrais. Car finalement, le succès d’un terme, comme celui d’une œuvre d’art (gastronomique par exemple) débute quand il commence à aller de soi, qu’il évoque de manière évidente quelque chose d’autre que ses différentes constituantes, quand il faut faire un effort pour se rappeler le rapport entre le pissenlit et les incidents urinaires, entre le pot-au-feu et la marmite en fonte qui restait toute la journée dans la cheminée, attendant le retour des champs. Le beurre blanc doit immédiatement faire penser à la sauce nantaise qui accompagne le poisson (si possible le brochet) et non simplement à un beurre blanchi. Ce que doit activer le bon nom du mets, ce sont les sensations et les souvenirs, pas l’intelligence rationnelle. Il n’y a pas que les madeleines qui puissent déclencher la mémoire, et c’est sans doute pour ce qu’évoque le terme, plus que pour le gâteau lui-même, que Proust l’a finalement préférée à la biscotte initialement prévue – l’idée moelleuse et sucrée associée à un prénom de femme et à toute une histoire religieuse l’emportant sans conteste sur cette « deux fois cuite » qui, comme le biscuit, mais à la mode italienne, désignait d’abord le pain de voyage des marins. Peu importe la réalité autobiographique, c’est la première impression qui compte : entre deux mots, il faut choisir le feindre.

Mais cela signifie-t-il que seule compte la saveur des mots, pour nous faire saliver ? En 2014, Anne Parizot a consacré une étude à l’impact sur les convives des diverses appellations données à un même plat sur les menus d’un restaurant. Cette étude est disponible sous licence Creative Commons pour ceux qui souhaiteraient approfondir l’analyse. Cette étude montre, en s’appuyant sur différentes enquêtes, que l’acte de manger, notamment de manger dans un restaurant que l’on choisit pour son chef, relève d’un acte symbolique, par lequel nous sortons volontairement de la routine du repas pour entrer dans une expérience gastronomique qui ne se limite pas à ce que nous allons manger. Aussi attendons-nous du repas qu’il nous mette en appétit, qu’il soit le premier acte de l’aventure. Une aventure prudente, toutefois : le premier critère retenu par les convives est l’élément significatif – il faut comprendre l’intitulé pour que le travail de représentation (gustative ou émotionnelle) puisse s’enclencher. Si je lis « le prince des mers sur son lit d’apparat », je n’ai pas la moindre idée de quel poisson ou fruit de mer il peut bien s’agir, et la perplexité l’emporte sur le désir. Mais à énoncé également signifiant, de nombreux autres critères sont évoqués : la poésie, pour peu qu’elle ne détruise pas le sens et reste de bon goût, l’évocation de l’authenticité et du terroir, la sensation évoquée par le terme choisi (le « croustillant » de chèvre au miel étant par exemple préféré au « craquant », et les deux préférés à la « brick » ou plus encore à la « crêpe »), l’originalité, à la condition qu’elle ne vienne pas détruire une association trop enracinée dans la culture (par exemple « baba au champagne », ou « poire melba » passent mal). Manger au restaurant, ce n’est pas préparer en vitesse un steak-purée lyophilisée sur un coin de plan de travail, et même quand ce n’est que cela, on dépasse encore largement la simple satisfaction du besoin vital – sauf quand on meurt de faim, mais au sens littéral, quand notre survie est menacée, et non pas simplement quand c’est l’heure, ou qu’on a envie de manger.

Que retenir de tout cela ? Tout simplement, selon les mots de Roland Jouvent dans son bel ouvrage sous-titré De la réalité au plaisir psychique, que nous pouvons remercier Le cerveau magicien[5] de savoir nous faire saliver en entendant le mot citron. Ce livre, qui a valu à son auteur la médaille d’argent du CNRS en 2013, s’appuie sur les avancées des neurosciences pour nous expliquer que notre cerveau a cette capacité magique de nous donner des représentations du monde qui nous donnent du plaisir sans même avoir besoin de vivre l’expérience elle-même, de nous protéger du stress et de la monotonie, que les maladies psychiques sont des altérations de cette capacité. Tout cela parce que, comme le disait Jankélévitch, l’homme est un être de l’entre-deux, un être du seuil, où le cheval des pulsions, qui s’occupe des émotions et du plaisir, a appris à coopérer avec le cavalier, le néocortex, la partie représentative du cerveau. Et cette coopération s’appelle simulation, capacité à feindre. Puisque le cheval a besoin de plaisir pour avancer, le cavalier, roublard, lui en envoie entre les deux oreilles. Les électro-encéphalogrammes et l’imagerie cérébrale permettent de montrer que le simple fait de faire une expérience de pensée active les mêmes zones cérébrales, ou quasiment, que celui de les faire « pour de vrai » – le virtuel étant donc bien réel, puisqu’il stimule déjà notre être biologique, sans que la réalité matérielle y joue la moindre part. Sans cela, point d’érotisme, ni d’empathie, ni d’art – et grâce à cela, le lien entre les mots et les mets.

Si donc vous voulez réenchanter votre quotidien culinaire sans dépenser des fortunes en fréquentant les grands chefs étoilés, ne vous contentez pas de varier les plats, inventez-leur aussi des noms évocateurs qui déclencheront les rouages de votre cerveau magicien ! Aux grands mots les grands remèdes !


[1] Jean-François Revel, Un festin en paroles. Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique, Pauvert, 1979.
[2] Marion Colas-Blaise, « Du mot à la bouche : quand la nourriture fait signe », Degrés : revue de synthèse à orientation sémiologique, Helbo, 2013.
[3] Clémentine Hugol-Gential, « Le menu au restaurant : construction pragmatique de l’expérience gastronomique et enjeux identitaires », Le discours et la langue, 6, 2014, pp. 15-118.
[4] Jean-Jacques Boutaud, « Cuisines du sens et sémiotiques publicitaires », La sémiotique et le social, Limoges, Pulim, 2002.
[5] Roland Jouvent, Le cerveau magicien : De la réalité au plaisir psychique, Odile Jacob, 2009.

Illustrations : Gustave Doré, Gargantua