Nous sommes libres

 In Chroniques

Approche poétique d’un concert du duo Akosh S. et Sylvain Darrifourcq

En juin 2015, à Marseille (à l’Espace Lecture Édouard Vaillant, pour être précis), j’ai eu la chance d’entendre en vie ce duo renversant à bien des titres. Déterritorialisé, ou plus simplement égaré par la vigueur émotionnelle, j’ai pensé m’en tenir au silence plusieurs jours, avant de sentir que des mots venaient quand même et réclamaient le corps d’un texte. « Approche poétique » plutôt que « critique musicale », car il s’agit moins ici de juger leur travail (dire si leur concert était réussi ou pas, après tout… quelle importance ?) que d’explorer le feu d’impressions attisé par un geste artistique à mes yeux exemplaire d’intensité. Un des rares échappant encore au groin du business et son gouffre. Réfractaire absolu au toilettage pour caniches nains – celui de l’art comme il se brade actuellement, pour dire les choses –, et persistant, quoi qu’il en coûte, à traquer l’étincelle au fond du grain, ou le grain de sel éclatant dans l’étincelle… enfin bref, s’épuisant à le traquer et le traquer encore, le presque-rien de je-ne-sais-quoi qui manque autant et fait qu’on peine ici à vivre, en tant qu’animal ou humain. S’il vous arrive de les croiser un jour en live, il se pourrait que vous ralliiez ce point de vue – ou peut-être pas… En attendant l’instant d’une telle rencontre, vous pouvez vous asseoir à l’ombre de ces mots, sans hâte, et prendre le temps librement d’imaginer le son autour.

Les yeux fermés de Sylvain D., à la fin du concert. Ceux d’Akosh S. ouverts et même fixés sur la longue résonance du bol. Je crois le voir en train de regarder sa mort. Je crois le voir en train de l’écouter, surtout.

La mort aussi est une musique, pour ce musicien de l’errance. Ce musicien de la présence, je devrais l’appeler plutôt, mais les mots n’ont plus cours ; ils sont tombés… et se sont emmêlés à la terre grasse, au fil des notes. On finit par en oublier même leur silence, à mesure que la mort calmée séduit l’écho et peut-être se colle à nous, environnée de fleurs séchées.

Le moment de trancher se perd, et c’est très bien.

C’est cela qui diffuse un frais parfum, que se dilue la vie autant… qu’une fois dénoué le dernier fil, l’écho demeure à disparaître encore longtemps… On le voit s’épuiser en fumée bleue des heures ; on voit que des papillons peinent à décrire des spirales ; puis un rire simple et beau conduit vers un pré calme. On s’y allonge et se surprend à repartir vers la zither, ou bien cithare…

Enfin, cet instrument sorti de terre.

Cet instrument que j’imagine sorti de terre.

Je le vois, Akosh S., au pied d’un arbre, en train de l’arracher au sol en grommelant. Je le vois tirer sur sa clope roulée, s’emporter contre les racines qui bloquent, au point de valdinguer son sax dedans. Puis enfin la zither est là. Elle a l’odeur des terres hongroises, ou peut-être non. Peut-être que son odeur renie le sale nom d’une patrie,  et ce qui plutôt l’exacerbe, c’est le chaos des patates dans le sol ! C’est la joyeuse manière qu’elles ont de ne pas correspondre et ne jamais vraiment s’y faire, à la forme attendue. Surtout : elles vivent. Elles poussent. Elles grouillent. Et la cithare, elle, où va-t-elle ?

Et moi alors, je vais où donc, à parler des patates d’un coup ?

Peut-être je fuis… Ou non, je vais ! Mais à la façon renouvelée, oui, réveillée, de cette cithare ou cette zither… enfin cela qui vibre et se partage, ou se voyage… et se voyageant nous voyage ! Je nous sens sur le point de bifurquer vers l’innommé, c’est le mot d’ordre. C’est le programme fort : s’en aller. Mais pas pour rire.

Pas non plus par souci de l’avant-garde, ou par goût d’avancer de lourds concepts. Si la zither ne peut consentir au repos, c’est qu’elle ne peut mentir. Si toujours elle hoquette et butte, et tord encore la route en route, au point de pondre au creux de nos yeux l’intranquillité, c’est qu’un monde est, autour, hideux, et ce monde l’aiguillonne.

Images-sangsues des migrants sur leurs barques. Images-sangsues de leurs yeux s’enfonçant peu à peu dans l’eau trouble. Ton visage se demande jamais ce qu’ils ont ressenti là-bas ? Les zithers d’Akosh S. et Sylvain D. y pensent en se fêlant, à ce que là-bas ont pensé ces types – nos frères humains il paraîtrait –, au moment, pour la dernière fois, d’apercevoir la lune.

L’art est seul avec eux. L’art ne peut s’en aller un instant de ce bain. Il est seul dans la solitude des migrants mexicains. Il est seul avec ceux qui sont frappés. Seul avec eux dans ces wagons, ces putains de wagons cloîtrés, où l’air leur manque et ils étouffent.

La beauté dans leurs bras est un oiseau englué dans une mare de sang.

La cendre pleure. Le soleil va venir un jour ici ? On ne voit qu’ombre. Et raclements. Échardes. Éclats. Le besoin de saxo tenor se fait sentir ; nous le flairons à la manière qu’Akosh a de trembler, de contenir, du mieux qu’il peut, son désir d’explosion. L’orage approche, rassurez-vous, mais encore quelques courts instants, ils se partagent entre la cithare, le saxo. La cithare raturée à la baguette ! Le saxo regorgeant de lave ou d’hélium menaçant ! Le moment d’éclater l’espace enfin, ou va-t-on rester à s’emplir ainsi dix ans ? Geste franc de Sylvain sur ses fûts : éruption ! Et quelle lumière ! Quel départ immédiat pour la couleur et quels oiseaux ! Je me sens, sans bouger, hissé ! Je me sens m’endormir et tournoyer ! Malmené puis léché au fond de rapides guyanais, où l’écume crache et crie qu’elle vibre ! et je crois qu’est à peindre, heureux, Soutine.

Chaïm Soutine, oui, vous avez bien lu.

Le peintre mort pendant la deuxième guerre mondiale, au milieu du concert.

Avant tout pour son bœuf immense ! Pas que…

La viande écorchée pend aux murs de l’espace de lecture Édouard Vaillant.

Le saxo rue dedans ! loin de calmer… impressionnant de fureur vive !

Et d’ailleurs où puiser une telle tension ? Dans la steppe d’Enkidou, peut-être… Dans la jungle la plus dense, ils ont un pied également. Loin ils délirent, dans tous les cas, de la sale retenue française. Quand on pense aux critiques leur reprochant de tout donner. Les entendent-ils seulement encore, du haut du rock où ils s’élancent ? Comme si derrière il n’y avait rien, et c’était tout. C’était tout ce qu’il reste à faire ici. Je veux dire : dilater le temps jusqu’à faire d’un concert une vie entière. Je veux dire : condenser l’espace jusqu’à faire d’une seule goutte un océan. Et dans l’afflux de tant de tout, bondir ! Devant ! Derrière ! Après ! Au loin ! Manière il se pourrait lituano-hongroise… mondiale sûrement ! En tout cas : soutinienne fabuleusement, d’envisager la vie par son excès. Cela qui fait qu’elle penche et tout le temps déborde ! et fuse ! Et je me dis qu’elle sort, déjà… qu’elle va sortir du sax ou de ses yeux, la vie, à un moment. Ils sont peuplés. Pleins jusqu’au cou de visages ramassés au bord des routes, et leur flux de notes peinturlure jusqu’à l’extase, ou plutôt : peinture-hurle un paysage tourné ! un paysage roulé ! bouilli ! mouvant ! exploré jusqu’au fond de la couleur dans un plein vent. « Ici commence une autre mer », m’avait dit Alan Mills, un jour de beuverie, au Guatemala. Ici commence une autre mer, de la Hongrie aux montagnes de Soutine. Mer déchaînée, mais calme aussi, peut-être. Au fond de la pire des furies, un oiseau dort. Un poème sort de l’eau soudain et crie. Crie qu’il existe et voudrait le clamer sans plus tarder, qu’il a un corps. Qu’il se sent voler sur et plonger tout au fond du pire bouillon. « Horrible ! » il dit. « Intolérable ! Sublime et lumineux ! » Les contraires dansent. Les moments les plus hauts se perdent en bas. Je vois ma fille. Je la vois s’arracher au corps de sa mère au mois d’août ; je sens que m’arrive une fraîcheur nouvelle ; peut-être un autre sang m’emplit, oui c’est bien ça. C’est du sang de bœuf ou de veau. C’est pas humain… Fini l’humain. Venues d’écailles. Venues d’ailes magnifiques. Et nous fonçons, revigorés, vers le noyau. Vers la cime également. Et sur les flots. Comme si le son nous avait puissamment régénérés. Lavés, sans doute. En tout cas, déblayés de nos torpeurs. Je veux parler de ces manies, ces manières molles et consenties de ne plus écouter le battement fou – le seul qui compte et terme aura –, mais le seul pet de langue infestée des vainqueurs ; alors qu’au bout de la nuit ce bébé… ce bébé surprenant, peut-être le mien… Oui, c’est le mien, mais peu importe. Il pourrait s’agir de ta fille, ou de ton âme… Enfin, ce marmot-là, grouillant d’aurore, a trouvé le quatre-pattes ; je l’ai vu se cogner partout dans le séjour, et j’ai pleuré… Oui, je l’avoue que j’ai fondu, quand il s’est retourné vers moi, limpide, en larmes, et les yeux ruisselants de joie naïve…

Où en sommes-nous ?

Où allons-nous, si ce n’est simplement ailleurs ?

Là où ils vont, eux, tout le temps. C’est leur métier. C’est plus que ça. C’est leur raison d’exister, l’aventure. Et voilà maintenant que viennent des cloches… Imaginez ! Le XXIe siècle ! L’ère du iPad et du Skype à venir entre Mars et Pluton… et cet artiste hongrois nous sort des cloches ! Et même pas truffées d’effets, en plus ! Cloches pas électroniques du tout, non… des cloches simples, au cou des vaches et des chèvres qui nous manquent. Leur tintement remplit d’air frais, après la fournaise du saxo. Puis des klaxons, après les cloches, ou peut-être même qu’avant… M’avoue perdu… Mais des klaxons, oui, font pouët-pouët ! Klaxons et cloches, imaginez un petit peu le mélange…

Sylvain, lui, va plus loin que l’audace même, en fourrant des sex-toys au fond de petits bols excités comme des chauds lapins, qui sur la batterie élucubrent un rythme. Un roulis de la terre nous plante et nous envoie dans les rues cavaler ! Les deux en boucle, dans le même temps ! Bien mieux que marteler un lourd solfège, il jette à revenir un piment caliente dans les oignons ! Au point que rester sur nos chaises… mon ami, tu y crois vraiment ? Afflux de sauce ! Je n’ai pas dit : salsa… Ce serait trop fermé. Les sex-toys dansent ! Et moi qui bouge et fouille et tombe au fond de moi où je trouve quelqu’un d’autre ! Un autre prisonnier comme moi, mais lui heureux, me jette à l’accent marseillais : « Vas-y chercher tous les gens dans la rue ! Vas-y les convaincre sans parler de remuer l’os dans ce pouls ! » Là où tant de tu et de moi, de nous, de vous s’élancent et tournent ! et tournent tant qu’ils en débordent enfin, d’eux-mêmes ! Panique à bord ! Mais le but recherché, ne mentons pas… On voudrait que les gens débordent. Et débordent avant tout du bagne où ils sont eux. Minuscules comme des vers à être eux-mêmes. À nuit et jour le répéter, qu’ils sont bien eux. Seuls et pâles retenus dans le cauchemar privé d’un je. Alors que le monde les emboîte ou les imbrique… enfin les broie. Et c’est contre cela précisément que Sylvain cogne. C’est ce genre de paroi qu’il sait cogner. Pas pour le fun encore une fois… même si je crois qu’un rire est à ses trousses et le rattrape, puis même l’enduit, mais pas petit… démesuré de la plante aux cheveux ! déboussolant de sons nouveaux ! et dans la nuit s’effilochant jusqu’au gris de sa tombe et de nos morts. Mais les bols viennent déjà, les bols… On le savait depuis le tout début, qu’ils seraient là après le rythme… On reste à les voir s’en aller, allongé sur le seuil… Ensuite, rideau.

Mais rien de triste.

Rien de pesant non plus, je me dis dans ma 207, après la transe.

Nous devons repenser nos gestes…

Nous avons dans le sang qui bout cette musique d’action.

Cette musique-événement, devant nous invitant, mais pas seulement… mais aussi nous l’offrant ! oui, foutrement nous la créant, l’énergie dans la nuit qui relèvera de la déveine.

Amoncellement de choses en tas.

Tas de choses amassées sur le capot à faire vraiment. Faire maintenant. Comme on tape ou l’on souffle au fond de l’inconnu vraiment… c’est-à-dire en mêlant tout ce qu’on est, tout ce qu’on a vécu et que l’on sent de plus pesant, à chaque influx de notes, immensément.

Embrouillis du boulevard. Marseille bloquée. Fumées d’échappement fourchues. La violence d’un humain foutu, derrière. Un humain m’insultant, que je n’écoute même plus. Je suis lointain. Et de part en part empêché par l’ici-bas, alors je pense. Je pense intensément à leurs silhouettes de notes dans l’air hostile et vois des grues. Des grues cendrées s’élancer de mon cœur emprisonné vers l’inconnu. Et malgré tout… malgré surtout le poids de tant de noirceur amassée autour… je prends pour stylo une seule plume et ne mens pas – ne mens pas tellement du moins –, lorsque j’écris sur ma peau : « NOUS SOMMES LIBRES  ».

Laurent Bouisset, Marseille, juillet 2015


Visuel : image du peintre hongrois Szüts Miklós
La version initiale de ce texte est parue dans le numéro 52 de la revue Nouveaux Délits concoctée par Cathy Garcia.