Faire du nouveau au quotidien
J’aime cuisiner, ça n’est pas une révélation pour ceux qui me connaissent. J’ai la chance d’avoir appris à cuisiner, non par reproduction forcée d’un rôle, celui des femmes longtemps chevillées à la cuisine familiale, ou celui d’une lignée de cuisiniers marchant dans les pas du précédent, mais pour et avec plaisir. Bien entendu, c’est aussi une pratique quotidienne, je crois d’ailleurs au partage des tâches sans rôle figé dans un couple ou une famille, et je crois que ce quotidien est la source d’un émerveillement et d’un renouvellement culinaire. Le quotidien, c’est ainsi que le définit l’anthropologue et philosophe Michel de Certeau : un nœud inextricable de contraintes et de vitalité. « Le quotidien, c’est ce qui nous tient intimement de l’intérieur »[1], le quotidien nous structure et nous habite du dedans. En portant attention aux gestes qui l’animent, qui nous animent devrais-je dire, peut-être tient-on la clé d’une libération, fragile certes, mais artisane d’un renouvellement.
« Faire du nouveau avec le quotidien » pourrait sembler le titre d’un mauvais livre de développement personnel. Quoi qu’il en soit, c’est probablement la seule manière de le regarder, ce quotidien qui passe inaperçu sous des couches d’indifférence, de répétition, de subjectivité, de lassitude, d’incorporation des structures sociales et de cet hypnotisme produit par le savoir-faire maîtrisé. Regarder le quotidien, le détricoter, en faire des filaments si fins que l’œil peut enfin accéder à ses rouages. En cuisine, chaque geste est le produit d’années d’expériences. Des manières de faire de ma mère, que j’ai cru ne pas avoir observées et qui pourtant structurent ma pratique de cuisinier, aux apprentissages auprès des deux Éric, tous deux cuisiniers, il y a tout une grammaire technique. Je n’oublie pas non plus les légumes grandis au soleil rhodanien, les burlats gorgées de sucre, les abricots parfum de miel, les pêches de vigne à la peau si dure qu’il fallait de l’abnégation pour accéder à leur puissant parfum. Et puis il y a les lundi matin de jadis avec Michel, à déguster plus que de raison et que mon corps pouvait endurer, et qui ont avec patience développé un vif intérêt pour les propriétés organoleptiques des aliments. Pour finir, il va sans dire qu’une vie à deux façonne aussi les façons de faire, par l’introduction d’ingrédients, de techniques, de goût ou d’envies. Tout cela forge, avec aussi des lectures régulières et fournies, ce que je suis et sais, en cuisine et à table.
Tout cela forge tout un chacun. Et ces richesses nous alourdissent du poids de la répétition des gestes et des idées reçues. Mais ce n’est jamais fini, le quotidien réserve des surprises. Et il n’est d’ailleurs pas besoin d’aller manger d’ésotériques et dangereuses substances au bout du monde, des larves vivantes et dodues ou des poissons enterrés jusqu’à putréfaction, pour ouvrir la porte au nouveau. Il suffit parfois de petits riens. Associer deux ingrédients qui ne se rencontrent pas, changer une cuisson, une température, etc. La jeune génération formatée d’émissions culinaires dit qu’elle « revisite les plats ». Il y a dans ce terme une certaine intelligence. Car on visite un plat comme un lieu. On s’y déplace dans l’espace et le temps, avec le même risque de ne pas se sentir à sa place ou au contraire, dans ses pantoufles. Mais souvent, revisiter revient à éclater la composition, à changer la forme graphique ou à faire du trompe-l’œil.
Peut-être que le meilleur décentrement est le plus faible. Songez à votre regard lorsque vous rapprochez de manière infime un œil de l’autre : tout devient flou, ou net selon. Changer de poivre sur les œufs au plat par exemple, un poivre blanc de Sarawak, ou une touche de paprika fumé au lieu du paprika tout sec qui traîne au fond du placard. Couper d’une façon différente change le goût, et c’est tout un nouvel univers qui s’offre à vous. Réalisez un plat de carottes râpées à la mandoline et non à la râpe et tout se transforme. La carotte devient craquante, elle n’est plus mollassonne et vidée de son jus, car la mandoline coupe sans déchirer la chair du légume. Achetez la carotte chez le producteur d’à côté et la saveur ne sera pas la même.
Encore faut-il s’autoriser à mettre du sel là où les autres mettent du sucre. Encore faut-il s’autoriser à remplacer un ingrédient par un autre, des générations ayant perpétué un acte devenu autorité. La transgression est aussi facile que douloureuse. Nous portons en nous le poids d’actions chevillées au corps, l’idée que certaines choses ne nous appartiennent pas, que d’autres si. Nous nous raidissons parfois quand d’aucuns touchent à « notre patrimoine ». Imaginez marier le risotto et le saké ? Quelle drôle d’idée, ce n’est pas dans la tradition — notons ici que lorsqu’on se réfère à cet argument, on omet généralement que la tradition est multiple, mais c’est un autre sujet. Mais si ces traditions sont arrivées jusqu’à nous, c’est bien que certains ont transgressé, apporté une touche nouvelle, coupé autrement, cuit plus longtemps pour changer la texture. Alors, changeons si cela fait sens.
Le sens, ce sont les circonstances qui le font. J’entends par là, le moment, les ingrédients disponibles, les compagnons qui partagent la table, ceux qui cuisinent avec nous, le temps disponible, les outils, etc. Qu’un paramètre change — ils changent tout le temps dans le cours de notre existence —, il suffit de poser le regard sur lui. Le reste suit et le plat que nous faisons semble-t-il toujours de la même manière est transformé en un nouveau plat. Un « nouveau » par le « de nouveau » devenant le « à nouveau ». En un sens, le scrupuleux cuisinier qui respecte le modus operandi ne fait que louvoyer entre des changements qu’il essaie de dissimuler.
Quant aux traditions culinaires — ici sans valeur intrinsèque —, elles sont le fruit parfois raisonné d’un terroir, de commodités, de rapports de lutte et de domination. Mais ces couches de subjectivité sédimentées âprement, ne nous permettent pas d’accéder à ce qui les a construites. À nous d’en explorer les méandres socio-culturels, historiques, géographiques, botaniques. À nous de les comprendre en profondeur pour pouvoir, en ardents « perpétueurs », les renouveler. Si pour le scrupuleux cuisinier dont il était question plus haut, la différence se niche dans la répétition, ce n’est pas la répétition elle-même qui la fait surgir la nouveauté, mais l’attention portée à ces infimes modulations, mêlée d’une solide pratique répétée.
Appendice
J’ai été récemment subjugué par un breuvage. Un saké pour être précis, mais un saké produit dans le canton familial. C’est le seul saké produit en France[2], dans un lieu où l’eau — élément primordial du saké — est exceptionnellement bonne. La cuvée qui a fait mon bonheur développe des parfums laiteux, levurés, soyeux, de champignons et de noix fraîches. Lorsqu’un sympathique caviste me l’a tendu, que son parfum m’a saisi, j’ai immédiatement compris ce que je pourrais en faire. C’était comme si j’avais toujours utilisé ce produit. Il s’est emboîté dans la matrice de ma connaissance gustative, texturale, olfactive, technique. Ce serait un risotto : le riz, le bouillon, l’alcool pour mouiller le riz au début et le fromage. Le fromage était un bleu basque sec et dense comme peu, légèrement piquant en attaque. Le riz, un carnaroli faute de mieux. Le bouillon inspiré des soupes aux ramen de Carole : légumes, kombu, soja, mirin, saké, le tout agrémenté de cèpes. La nouveauté est ici plus dans le moment, l’inattendu. Tout était disponible, il n’y avait plus qu’à composer.
[1] CERTEAU, Michel de, GIARD, Luce et MAYOL, Pierre (dir.). L’invention du quotidien 2. Habiter, cuisiner. Nouvelle éd. revue et augmentée. Paris : Gallimard, 2006, p. 11.
[2] Il s’agissait de la cuvée Le tonnerre, élaborée par Les larmes du Levant à Pélussin, dans la Loire.
Illustration : Emmanuel Desestré