Palazzo Bragadin

 In Littérature

Les repas sont une splendeur. Dix services, quinze, plus parfois. Dans la faible lumière des bougies, le silence se fait sur les décolletés et les pierreries des femmes tandis que les couleurs des mets se reflètent dans le cristal taillé des verres : paons emplumés, jambons parfumés, salades odorantes, mortadelles onctueuses, fruits de tous les continents, légumes croquants, viandes enivrantes, pasta légère. Les boissons à chaque service sont nouvelles : jus des fruits de la terre, vins aux couleurs lumineuses, citronnades mêlées à la fleur d’oranger.

Depuis peu l’orchestre est revenu, mêlant ses sons si légers au plaisir de l’or des miroirs et des vastes tableaux obscurs qui nous regardent paisiblement. Tout n’est qu’ombre et lumière, souffle léger, plénitude de tous les sens. Le temps avance doucement sur les convives que le plaisir transforme et quand arrive le très frais sgroppino ce ne sont que rires perlés qui s’épanouissent, conversations chuchotées qui deviennent plus hautes, fous rires qui ne s’étouffent plus, vraie joie qui nous emporte.

Chaque soir nous changeons de place et de convives et j’avais hier soir près de moi une délicieuse eurasienne et une étonnante Parisienne, si différentes par l’âge, la physionomie, l’habillement, la conversation que je ne pouvais imaginer plus nécessaire complémentarité. J’aurais été au comble du bonheur si l’instant ne m’avait été gâché par le doute d’être pour elles un aussi aimable convive qu’elles l’étaient pour moi. Notre hôte est magnifique d’attention et de prévenance et, sentant ma gêne, il se mêlait à notre conversation avec une délicatesse absolue.

Cet enchantement des repas du soir n’est pas absent des petits déjeuners pris dans la fraîcheur alors que le soleil est déjà haut. Les enfants y participent et c’est une autre sorte de plaisir charnel que d’entendre leurs voix candides et de frôler leurs peaux douces, car ils viennent très aimablement nous offrir une tartine ou nous inviter à un jeu naïf. Les chats même, indolents et inconstants, daignent parfois être présents et caressants.

Les nuits sont douces, commencées et achevées dans de telles félicités, qui n’ont à nous reposer que de flâneries sans véritables buts au gré des canaux vénitiens où la fraîcheur de l’ombre et l’ardeur du soleil alternent avec une perfection que l’on croirait ordonnée par le plus extrême des raffinements.

Venise, août 1998


Photographie : Amélie Viale | www.amelie-viale.com