Péché mignon et vilain défaut
Dans Les Lettres de mon moulin, publiées en 1886, Alphonse Daudet expliquait que « la gourmandise commence quand on n’a plus faim ». Cette définition suffit à comprendre pourquoi la gourmandise a fait l’objet, et ce depuis l’Antiquité, d’une multitude de débats philosophiques. Car si la faim, en tant que manifestation d’un besoin, c’est-à-dire d’une exigence objective du corps, qu’il faut absolument satisfaire pour pouvoir survivre, ne pose guère problème, celle de l’appétit, qui déborde la faim, se rattache à la question du rapport entre le Ventre et l’Esprit. D’où vient que l’on peut éprouver, au-delà du besoin physiologique, un désir de nourriture ? Et pourquoi l’Église l’a-t-elle classé, au même titre que la luxure, l’avarice ou l’orgueil, parmi les péchés capitaux ? La gourmandise, qui « commence quand on n’a plus faim » serait-elle donc synonyme de gloutonnerie, d’un « trop aimer manger », asservi à son ventre, comme la luxure est un amour démesuré de la chair et l’avarice, de l’argent ? Le gourmand n’est-il pas plutôt celui qui apprécie le bien manger, la bonne chère, ce qui, somme toute, si l’on songe à la place des repas dans les rites culturels et de la gastronomie dans les identités régionales ou nationales, en ferait plutôt une vertu, liée à la sociabilité ? Est-ce le Ventre qui réclame du plaisir, ou l’Esprit qui s’imagine y trouver un supplément d’être ? On remarquera que l’ambiguïté du terme a conduit à emprunter au monde de l’œnologie son « gourmet » (qui ne désigne à l’origine que le goûteur de vins) pour donner à l’amateur de nourriture, qui ne mange pas par faim mais par plaisir, quelques lettres de noblesse.
Nous évoquions l’Église. Mais il faut noter que la pensée n’a pas attendu de monter en chaire pour jeter l’opprobre sur la chair et la chère (parfois, l’orthographe compte)… En Grèce antique, déjà, la question se pose ouvertement. Le banquet, ou symposion, est une institution sociale fondatrice. Boire et manger ensemble, que ce soit entre gens bien nés ou entre membres d’une même cité, en donnant leur part aux dieux, permet de réaffirmer le lien social entre semblables et même parfois de rivaliser de verve poétique ou philosophique, comme en témoignent les « banquets socratiques » décrits par Platon ou Xénophon. Pourtant, si le terme de banquet évoque surtout, pour un esprit moderne, un festin, c’est-à-dire un repas caractérisé par l’abondance de nourriture, le symposion désigne avant tout une réunion de buveurs — et la nourriture, servie en premier, reste souvent assez simple, voire frugale. On s’y saoule davantage qu’on ne s’y goinfre — et encore cela dépend-il du « maître de banquet », qui décide de la proportion d’eau que l’on doit mettre dans le vin, et du nombre de libations. Comme on peut le voir, il en va du banquet comme du gourmet : le curseur, placé à l’origine sur le vin, s’est peu à peu déplacé vers le champ sémantique de la nourriture. Pour ce qui est des mets que l’on y sert, les sources les plus anciennes, notamment Homère, nous apprennent que le convive ordinaire reçoit le plus souvent du pain, la viande étant la « part des dieux », ou la « part d’honneur » réservé à l’hôte de marque et au maître de maison. Rappelons que pour un Grec, le cosmos a surgi du chaos. Les dieux ne sont pas les créateurs du monde, ils l’ont juste organisé en succédant aux anomiques Titans, imposant le nomos, la règle, contre l’hubris, l’excès, la démesure. Car le chaos, tenu à distance par les dieux et par le respect des rites et des règles, menace toujours de resurgir. Le gourmand, qui veut plus que sa part, s’oppose donc à l’idée même du partage, qui est un acte à la fois social et sacré.
Voilà pourquoi les philosophes grecs sont quasiment unanimes dans leur condamnation de la gourmandise. Platon fait de la tempérance une vertu. Aristote en déduit que la gourmandise est un vice. Épicure rappelle que le plaisir n’est pas dans une vie d’incessants banquets et de fêtes, ni dans l’abondance ou la somptuosité de la nourriture — ce qui suffit à comprendre le contresens de l’acception commune du mot « épicurien », adopté par nombre de restaurants gastronomiques. Techniquement, en empruntant son nom au Maître du Jardin, ils ne devraient guère servir que des fèves et de l’eau, ainsi que quelques fruits de saison, ce qui rendrait sans doute les clients quelque peu perplexes (même si cela aurait un succès fou dans certains milieux parisiens, branchés « authenticité »). Même le scandaleux Diogène, qui n’hésitait pas à se nourrir de la part des dieux laissée devant les temples, considère qu’il faut se débarrasser au plus vite des exigences du corps, pour ne pas en être l’esclave. L’homme n’étant qu’un animal, doit renoncer aux artifices et manger selon ses besoins — ce qu’il trouve et non ce qu’il aimerait. Une légende raconte que, confronté à une question sur la manière de satisfaire au mieux ses besoins, il se serait masturbé avant de s’exclamer « ah, si l’on pouvait ainsi faire disparaître la faim en se frottant le ventre ! ». Même si l’on pourrait sans doute trouver des contre-exemples, les penseurs grecs sont donc assez unanimes pour se méfier des appétits. Ce n’est pas qu’ils soient ontologiquement mauvais — au contraire, ils sont naturels, et permettent à la vie de se perpétuer, que ce soit à l’échelle d’une vie ou au niveau intergénérationnel. Mais parce qu’ils sont une force motrice qui nous pousse à chercher une satisfaction, et que cette satisfaction est génératrice de plaisir, nous sommes prompts à leur donner une importance plus grande que celle qui leur a été fixée par la nature. Or, la vertu grecque par excellence, c’est la sophrosynè, parfois traduite par tempérance, parfois par modération, parfois par sagesse, et dont le sens littéral serait quelque chose comme « qualité innée ou acquise d’équilibre moral ». Qui la perd viole le nomos et ainsi réintroduit le chaos qui menace toujours la nature, puisque (nous l’évoquions précédemment) le cosmos n’est pas un état de fait, mais un travail permanent de maintien d’équilibre entre les contraires (les présocratiques, d’Empédocle à Héraclite, le disaient déjà). La gourmandise, si elle n’est pas encore ce péché capital qu’en fera Saint Thomas d’Aquin à la suite de ses petits camarades chrétiens, est donc déjà un vilain défaut, et l’on trouve de nombreux traités de médecine ou de morale qui dissertent sur les excès de table et les abus de bonnes choses, de Plutarque à Lucien, en passant par Athénée.
Pourtant, si la condamnation est quasi unanime, au nom du nomos et par peur de l’hubris, les raisons de la condamnation sont loin de l’être — et voilà que surgit plus précisément la question de la valeur des appétits. Pour l’idéaliste Platon, et de manière générale pour tous les moralistes, le coupable est tout trouvé : c’est le Ventre qui pour eux n’a point d’oreille, et a donc du mal à entendre la voix de la raison. Dans Le Phèdre, Platon présente l’âme de l’homme comme un attelage ailé, tripartite. Sa force motrice, ce sont les désirs, représentés sous la forme de deux chevaux qui tirent en sens opposé. Thymos, le bon cheval, de noble race, blanc aux yeux bleus, désigne le Cœur, qui nous tire vers le céleste, vers le Bien, le Beau, le monde intelligible. Epithymia, le mauvais cheval, est quant à lui un vilain noiraud aux yeux injectés de sang, à la crinière ébouriffée, qui nous attache aux plaisirs terrestres — et son nom signifie le Ventre, voire le bas-ventre et, de manière générale, les appétits. Le troisième acteur de l’attelage, c’est bien sûr le cocher, Noùs, l’Esprit armé de la force de la raison et du fouet de la volonté, capable de donner de la fougue au Cœur (et du cœur au ventre ?) pour permettre à l’âme de s’élever du sensible à l’intelligible, et des plaisirs physiques à ceux de l’esprit — de sortir de la caverne, pour se référer à la fameuse allégorie. Il y a d’ailleurs, pour Platon, différentes races d’hommes, qui n’ont rien à voir avec la couleur de leur peau, mais avec le métal de leur âme, une âme d’or (celle du philosophe) étant celle qui parvient à se détacher suffisamment du corps pour flirter avec la divinité, ou du moins avec leurs intermédiaires, les démons — qui ne sont pas encore démoniaques, mais démoniques, et incitent les hommes à se transcender. Aussi, dans Le Banquet, Platon ridiculise-t-il Aristophane et son hoquet, puis Alcibiade et son ivresse, tandis que dans Les Lois, il définit les règles auxquelles un banquet doit obéir pour participer à l’éducation de la jeunesse et lui apprendre à contrôler ses appétits. Chercher à satisfaire les appétits du corps, c’est avoir une âme rivée au sol par un clou, et tenter de remplir le tonneau percé des Danaïdes, qui se vide à mesure qu’on le remplit. Aristote, sur ce point, suivra son maître en définissant la gourmandise comme un vice opposé à la tempérance, même si pour lui l’appétit n’est pas seulement le fait du ventre, mais une passion inséparable de l’imagination, qui attire l’homme vers le plaisir.
Chez Épicure, derrière un discours apparemment tout aussi critique, on peut entendre une conception bien différente du rapport entre le corps et l’esprit. Dans la fameuse Lettre à Ménécée, il qualifie en effet d’« orages de l’âme » les troubles qui accompagnent le comportement de l’intempérant. Pour ce matérialiste atomiste, le corps est sage : quand nous avons assez mangé, assez bu, assez travaillé, il nous en avertit, par des signes de satiété qu’il est facile de reconnaître. Le Ventre n’a peut-être pas d’oreilles, mais il a une voix, et il s’exprime clairement. C’est « l’opinion qui fait le trouble de l’âme », l’imagination qui nous fait croire que nous trouverons le bonheur « dans d’incessants banquets et fêtes ». En somme, c’est notre esprit qui fait parfois la sourde oreille et refuse d’entendre ce que lui dit le ventre — il a, pourrait-on dire, les yeux plus grands que lui. Les appétits, le corps, ne sont pas à blâmer, et Épicure, contrairement à la grande majorité des philosophes antiques, classe d’ailleurs les besoins parmi les désirs. Les besoins, ce sont juste les désirs « naturels et nécessaires ». Car après tout, un homme peut aussi dire non à son corps quand il lui réclame simplement ce dont il a besoin, ce qui signifie que l’on ne mange jamais simplement par besoin, mais toujours aussi par envie — l’anorexie, dira la médecine moderne, est mentale, tout autant que la boulimie. Plus encore, Épicure considère qu’entre les désirs naturels et nécessaires, qu’il nous faut satisfaire pour être heureux, et les désirs vains, qui sont nocifs parce qu’ils nous incitent à poursuivre des objets qui ne correspondent pas à notre véritable nature mais, par exemple, à l’influence de la société, s’interpose la catégorie des désirs naturels et non nécessaires, qui permettent par exemple de lutter contre la lassitude en diversifiant ses plaisirs. Ainsi, la gourmandise n’est pas condamnée pour des raisons morales, mais pour des raisons purement pragmatiques : « c’est un grand bien, croyons-nous, que le contentement, dit Épicure, non pas qu’il faille toujours vivre de peu en général, mais parce que si nous n’avons pas l’abondance, nous saurons être contents de peu, bien convaincus que ceux-là jouissent le mieux de l’opulence, qui en ont le moins besoin ». Autrement dit, seul est condamnable le gourmand impénitent, qui en vient à avoir besoin de l’abondance et ne peut plus s’en passer. Pourquoi ? Parce que « ce qui est fondé en nature s’obtient aisément, malaisément ce qui ne l’est pas » et que « l’habitude d’une nourriture simple et non somptueuse fait la plénitude de la santé ». Autrement dit, si vous prenez l’habitude de la gloutonnerie, vous risquez non seulement de tomber malade, puisque vous ne respectez pas les besoins de votre corps, mais vous devenez en outre sujet aux revers de fortune, à l’insatisfaction chronique, qui s’opposent à cette sérénité heureuse que les sagesses antiques appel lent l’ataraxie. Mais si cette frugalité permet de « jouir le mieux de l’abondance », c’est bien qu’une gourmandise occasionnelle n’a rien d’un défaut : cela permet de diversifier les plaisirs et c’est donc un désir naturel, quoique non nécessaire. Les dieux d’Épicure étant indifférents aux hommes et au monde, celui-ci ne suit que les lois des atomes et l’ordre relève, non pas d’un nomos que la tempérance contribuerait à préserver, mais de la contingence, de la Fortune. La sophrosynè (tempérance et modération) reste donc une vertu, mais simplement pour des raisons de bon sens : dans un monde contingent, l’intempérant est voué au malheur.
On comprend pourquoi la notion d’appétits et, partant, la gourmandise, connaîtront par la suite une si grande diversité de définition et de jugement. Au Moyen-Âge, la scolastique, qui suit la redécouverte d’Aristote en Europe tout en continuant à s’inspirer de Platon, s’évertue à classer les appétits, afin de discerner ceux qui ne tiennent qu’aux plaisirs du corps (les appétits sensitifs) et ceux qui entraînent l’homme vers le bien (les appétits raisonnables ou « intellectifs »), mais aussi, parmi les sensitifs, ceux qui sont « irascibles » (difficiles à satisfaire et à contrôler) et « concupiscibles » (faciles à atteindre). La gula, la gourmandise, l’appétit du ventre, est majoritairement condamnée, aussi bien pour des raisons médicales héritées de la diététique de Galien que pour des raisons spirituelles — on ne peut satisfaire les appétits intellectifs qu’en tenant la bride aux appétits sensibles. Saint-Paul dira ainsi, dans la Lettre aux Philippiens, que ceux qui se comportent « en ennemis de la Croix du Christ » sont ceux qui ont leur ventre pour Dieu, « n’ayant pour goût que les choses de la terre ». Pour donner un exemple des débats que suscitent les appétits chez les Pères de l’Église, on pourra citer la controverse entre Ambroise de Milan et Saint Augustin sur le péché originel. Le fruit de l’arbre de la connaissance fût-il croqué par gourmandise, comme le pense le premier, ou par orgueil, comme l’affirme le second ? Fut-ce un péché du ventre ou de l’esprit ? Parce que le fruit de la connaissance était fruit, ou parce qu’il était de connaissance ? La gourmandise est donc ainsi, pour certains théologiens, non seulement un des sept péchés capitaux, mais le tout premier péché commis par l’homme, celui qui provoque la Chute. Comme l’affirme sans sourciller Thomas de Chobahm, prédicateur du XIIIe siècle, « si le premier péché fut, comme beaucoup le disent, un péché d’orgueil, si Adam n’y avait ajouté le péché de gourmandise, jamais il n’aurait été condamné, ni le genre humain avec lui ». Excusez du peu ! On peut d’ailleurs rappeler que « capital » ne signifie en rien « majeur », mais « premier », à l’origine des autres. C’est pourquoi Saint Grégoire lui donnera cinq « filles » : « la sotte joie, la bouffonnerie, l’impureté, le bavardage et la stupidité de l’esprit » (Saint Grégoire le grand, Morales sur Job, livre 30, chapitre 17). Quant à Saint Thomas, il la considère comme un péché (car c’est un désir désordonné et excessif de manger), mais n’y voit une faute mortelle que lorsque nous l’associons au bonheur — l’origine de la fameuse idée qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. Il va ainsi conduire à détacher la gourmandise du simple fait de manger trop, d’outremanger : on peut manger trop parce qu’on apprécie mal ses besoins (ce n’est alors pas de la gourmandise), de même qu’on peut être gourmand en mangeant peu, lorsque notre pensée tourne autour de la nourriture, qui devient une obsession, même si nous nous restreignons, ou encore en recherchant des mets raffinés. Au temps donc pour les optimistes qui pensent que la gourmandise ne figure au rang de péché que par erreur de traduction, et que seule la voracité est à blâmer. Un glouton simplet, aux yeux de Saint Thomas, est bien moins condamnable qu’une fine bouche qui salive par avance à l’idée de son prochain repas.
Pourtant, insidieusement, les distinctions scolastiques conduisent à nuancer le propos et à faire apparaître, avant même la Renaissance et le renouveau humaniste, un art de la table qui cache sous des nouveaux mots une timide réhabilitation du vilain défaut — qui se meut en péché mignon. Même l’Église assouplit sa position vers le XIVe siècle, en conseillant comme les Grecs, et contre les Pères du désert, la tempérance plutôt que la privation — même si Thérèse d’Avila présente encore le refus de manger comme une expérience mystique permettant d’accéder à la sainteté. Dans cette période charnière, le désir de manger oscille entre marque d’animalité, opposée à la vie ascétique du sage, faite de main et d’eau, et marque de civilisation, avec ses codes et ses rites — et son importance dans la vie des puissants, fussent-ils hommes d’Église. La littérature commence à évoquer avec délices les plaisirs de la table, comme tout lecteur intéressé par la question pourra le découvrir (avec gourmandise) dans l’ouvrage de Philippe Di Folco, La littérature gourmande, de François Rabelais à Marcel Proust. Encore ambigu chez Rabelais, où les descriptions jouissives des plaisirs de table de Pantagruel et Gargantua s’accompagnent parfois d’un reste de jugement moral (la ripaille est certes joyeuse, mais tellement excessive qu’elle ne peut guère servir de modèle), le plaisir des festins et des mets exotiques fait les délices d’un Marco Polo, qui décrit ses agapes en Asie, mais aussi d’un Montaigne, lorsqu’il découvre par exemple les spécialités allemandes. Les fêtes religieuses, originellement associées aux jeûnes, commencent à devenir synonymes de repas festifs, d’autant plus importants symboliquement qu’ils sont précédés de privation. D’où les sévères critiques que la Réforme adressera aux dérives morales de la chrétienté, lui rappelant les valeurs de l’ascétisme des Pères du désert. « Leur ventre leur est pour Dieu, la cuisine pour religion », écrit Jean Calvin à propos du clergé catholique. Et il s’étend largement sur ce que nos amis anglais continuent à nous reprocher, à nous, les froggies : sous prétexte de jeûne, le clergé symbolique aurait développé une pécheresse attirance pour des mets théologiquement ambigus comme les grenouilles ou les escargots…
Avec l’humanisme, donc, qui incite à redécouvrir les Anciens dans toute leur diversité, au lieu de ne les connaître que sous le prisme de leur lecture chrétienne (qui fait d’Épicure ce pourceau qu’il n’est pas), les appétits sensitifs retrouvent peu à peu leur place dans la nature de l’homme. La pensée ultérieure va donc les intégrer peu à peu, et d’abord très timidement (la philosophie garde tout de même une préférence marquée pour les plaisirs de l’âme), à une nouvelle conception de l’homme. Au XVIIe, Descartes y voit le mouvement de l’âme excité par les parties naturelles du corps, et Spinoza ce « conatus » qui chez l’homme peut aussi bien relever du corps que de l’esprit — une appétence qui peut avoir pour objet le pouvoir comme la nourriture, et qui manifeste le désir de persévérer dans son être. La Bruyère, dans ses Caractères, saluera le gourmand avec quelque indulgence, car, après tout, reconnaît-il, il y a une preuve de bon goût à ne pas pouvoir s’accommoder « à l’horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire un vin médiocre ». Quant à l’église chrétienne, elle se divise entre sobriété protestante et pirouettes sémantiques du clergé catholique. Le nouveau catéchisme de 1706 va définir la gourmandise comme un « amour déréglé du boire et du manger », cet amour pouvant par conséquent être parfaitement « juste et légitime ». Pour citer un exemple amusant, lorsque les carmélites installées en Amérique ont la savoureuse idée de rajouter du sucre au chocolat aztèque, le rendant nettement plus agréable au goût, cette nouvelle friandise va rapidement se répandre en Europe par l’entremise des nonnes et l’église, après de longues tergiversations, le déclarera compatible avec le jeûne. Soulignons pour l’anecdote qu’à cette époque « friandise » et « gourmandise » sont quasiment synonymes, la friandise étant tout aussi bien le fait d’être friand de quelque chose que le quelque chose en question, et la gourmandise pouvant également désigner le mets comme l’attirance. La Contre-Réforme sera donc, entre autres, une défense du gourmet contre le gourmand, désormais limité au glouton.
Nous épargnerons au lecteur une longue dissertation sur les tribulations ultérieures de la notion (l’heure du repas approche). Citons, outre le précédent livre évoqué, le magnifique ouvrage de Florian Quellier, Gourmandise, histoire d’un péché capital, qui permettra d’avoir une vision plus complète des avanies du concept. Contentons-nous de dire que peu à peu, la gourmandise s’est séparée de la gloutonnerie, et que s’est même développé un impératif social de gastronomie, distinguant la « noblesse » des mets au point de les associer à des pratiques sociales. Aux paysans la mastication, aux nobles la dégustation… Elle devient le désir du palais (celui de la bouche comme celui de Versailles) et non plus celui du ventre. Une affaire de bon goût et de raffinement, et non plus d’intempérance, qui conduira par exemple un Voltaire, dans ses contes philosophiques, à faire dialoguer Indiens et Japonais sur leurs traditions culinaires. La cause est pourtant loin d’être gagnée. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’article « gourmandise » est signé Louis de Jaucourt, et il figure dans la rubrique « morale ». Son verdict ? « Concluons que loin de courir après la bonne-chère, comme après un des biens de la vie, nous pouvons en regarder la recherche comme pernicieuse à la santé. La fraîcheur et l’heureuse vieillesse des Perses et des Chaldéens, était un bien qu’ils devaient à leur pain d’orge et à leur eau de fontaine. Tout ce qui va au-delà de la nature, est inutile et pour l’ordinaire nuisible : il ne faut pas même suivre toujours la nature jusqu’où elle permettrait d’aller ; il vaut mieux se tenir en-deçà des bornes qu’elle nous a prescrites, que de les passer. Enfin le goût se blase, s’amortit sur les mets les plus délicats, et des infirmités sans nombre vengent la nature outragée ; juste châtiment des excès d’une sensualité dont on a trop fait ses délices ! ». Il faudra attendre Brillat-Savarin, au XIXe siècle, avec La Physiologie du goût, Méditations de gastronomie transcendante, pour voir émerger la définition moderne de la gourmandise, « préférence passionnée, raisonnée et habituelle pour les objets qui flattent le goût », « ennemie des excès », dont on peut dire finalement que « sous quelque rapport qu’on envisage la gourmandise, elle ne mérite qu’éloge et encouragement ». Ce tournant du XIXe siècle conduira un Chateaubriand à inaugurer la bonne vieille tradition de dénigrement de la cuisine anglaise, un Alexandre Dumas père à différencier « la gourmandise des estomacs robustes » et « la gourmandise des esprits délicats », et les restaurant à fleurir un peu partout, remplaçant les auberges où la nourriture gardait une fonction essentiellement utilitaire.
Une réhabilitation définitive ? Allez savoir. Si l’on peut d’un côté saluer les appels d’un Michel Onfray, depuis ses tous premiers ouvrages, à une « philosophie du goût » qui inclurait une « raison gourmande », ou la fameuse supplique au pape du célèbre boulanger Lionel Poilâne pour que la gourmandise soit retirée de la liste des péchés capitaux, on peut aussi s’inquiéter de l’hygiénisme croissant de notre société qui, au nom de la minceur et de la diététique, condamne les plaisirs de la bonne chère… Il serait bien dommage que le diktat de l’apparence, qui n’a même pas l’excuse de la moralité ou de la spiritualité, nous fasse faire machine arrière en matière de sensualité et de goût.
Ô Capitons, mes capitons, fini notre friand voyage ?