Peter Rösel à Gaveau

 In Scénopathie

Peter Rösel © Monsieur Croche

De la musique (pure) avant toute chose

Monsieur Croche a l’art de programmer des artistes rares. Peter Rösel est l’un de ceux-là. Discret jusqu’à l’extrême, voire confidentiel, il n’avait pas joué à Paris depuis près de quarante ans. Le pianiste est avare de gestes, tout en retenue, livrant l’âme nue d’un programme singulier : trois « dernières » sonates de trois immenses compositeurs. De Haydn, la sonate Hob. XVI:52 (1794), de Beethoven l’op. 111 (1822), de Schubert, l’op. posthume D 960 (1828). Le pari pourrait sonner « grandiloquent » chez un autre. Il parle « vrai » chez Rösel. L’homme, élève de Dmitri Baskirov, puis de Lev Oborin à Moscou et que l’on ne devrait plus avoir à présenter, va à l’essentiel, sans fioritures.

Immédiatement dans le vif du sujet musical, le pianiste enchaîne rapidement les trois mouvements de la sonate de Haydn, ne s’appesantit pas sur les visages contrastés de certains thèmes, ne pointe pas du doigt les changements abrupts de tonalités ou de registre : la musique est là, qui dit elle-même les choses, nul besoin d’en rajouter. On perçoit, sans presque y prendre garde tant il semble évident, le travail extrême du compositeur sur ses motifs thématiques, on apprécie la perfection des contre-chants, la fluidité des fusées virtuoses (qui animent notamment le mouvement lent central) ; les notes détachées répétées (je pense en particulier au thème principal du finale) sont sans sècheresse ; la pédale est rare, parfois mise sur le temps, comme elle le serait sur un pianoforte ancien ; les silences osent être des silences ; le discours parfois opératique de Haydn s’apprécie à sa pleine valeur, qui joue sur toute l’étendue du registre et des nuances possibles de l’instrument.

Avec deux mouvements seulement – précédés d’une introduction « cosmique », vibrante, passionnée, qui happe l’auditeur, Beethoven joue avec les codes de la sonate. Il ose, pour premier mouvement, une fugue mâtinée de forme sonate à deux thèmes. Le premier, celui de la fugue proprement dite, joue sur l’entrelacement des motifs, rendus parfaitement perceptibles, sous les doigts du pianiste, qui n’hésite pas à faire sonner les graves et les mediums quand ils ont quelque chose à dire. Les formules grondantes d’accompagnement en deviennent presque thématiques et témoignent d’une belle lecture analytique du texte musical : l’accompagnement chez Beethoven est bien davantage qu’un seul soutien. Comme pour Haydn, le mouvement suivant – une Arietta à variations – s’enchaîne presque immédiatement : l’œuvre est un tout, il ne faut pas l’oublier, et ce « tout » dans l’op. 111 est encore accentué par la présence unificatrice de certains motifs dans les deux mouvements. La série de variations amplificatrices, enchaînées sans solution de continuité, joue d’une écriture souvent en strates superposées (accords / arpèges) ; les syncopes hachent le discours, le précipitant vers la virtuosité. Ici encore, le compositeur joue avec les rôles et l’accompagnement devient parfois thématique ; la reprise de l’Arietta initiale laisse imaginer un retour au calme, mais son « semplice » (simple, mais nullement simpliste) est contrarié par un trille, préfigurant l’ultime variation qui s’achève, comme le premier mouvement, dans un quasi silence remarquable.

La seconde partie du récital était entièrement consacrée à la dernière sonate de Schubert. Le langage harmonique du premier mouvement s’éloigne parfois de la tradition romantique pour préfigurer des couleurs debussystes : les enchaînements de la partie centrale sont étonnants pour un premier tiers de XIXe siècle mais sous les doigts de Peter Rösel, qui n’en accentue nullement l’effet, ils sonnent comme une évidence. Presque suspendu, le deuxième mouvement oppose deux idées : la première figure une avancée inexorable et douloureuse dont le rythme lancinant évoque le pas du Wanderer, le voyageur si souvent évoqué par le compositeur ; la seconde est bruissante, haletante et s’achève brusquement pour revenir à l’atmosphère initiale, dont la note répétée insistante, qui passe au-dessus de la mélodie et l’entoure, sonne comme un glas désolé. Après un scherzo arachnéen à la partie centrale jouée presque sans pédale, d’une clarté, d’une lisibilité absolues, le dernier mouvement s’enchaînait, seul à se permettre quelques respirations, jusqu’à une limite de temps comme suspendu, avant le déchaînement final.

Peter Rösel joue précisément, comme Haydn travaille précisément ses motifs, comme Beethoven cisèle précisément ses fugues, comme Schubert enchaîne précisément ses tonalités. Refusant la monstration au profit de l’expression pure, il joue pleinement, affirme un pianisme à la virtuosité ébouriffante mais jamais outrancière, qui a « de la chair » et du corps. Il savoure les accords, les remplit, comme il accepte – revendique, même – l’entrelacement des idées thématiques, des lignes mélodiques. On sent le travail sur le texte – alors même que l’artiste défend l’idée qu’il ne faut pas en être l’esclave –, qui associe les motifs et les fait dialoguer, jouant sur les dynamiques, les nuances, les accompagnements qui sortent de l’ombre. Osant les nuances extrêmes, refusant absolument le pathos, il offre toute sa place à la musique, la tirant du côté d’un classicisme presque austère mais jamais rigide, dans lequel elle se donne à lire et à entendre, seule, entière, débarrassée de tout ornement superflu qui pourrait vouloir lui damer le pion. Le résultat est sobre, sérieux, à l’image de l’homme qui refermera doucement, avec un sourire espiègle – moment rare : on aura compris que la retenue est un des termes qui le définit – le couvercle du piano après un très beau second bis (l’Impromptu en la bémol majeur D 935 n°2). Dans cette sobriété magistrale la musique se livre tout entière, à nu. Sans réserves ni concessions. Vraie. Absolue.

Peter Rösel | « Musikalische Vermächtnisse », Les dernières sonates pour piano de Haydn, Beethoven et Schubert | Salle Gaveau, Paris | 7 novembre 2019
Le récital, enregistré, sera retransmis sur France Musique.