Poésie de la carpe farcie
Des radis roses en « zakouski ». Des crevettes, pour nous faire honneur, et dont j’évitais de croiser les gros yeux noirs. Alors seulement nous passions les frontières. Oignons aux œufs. Tzibelekh mit eier. Crus, les oignons. On disait plutôt « œufs aux oignons », peut-être pour laisser croire qu’après ingestion l’haleine restait supportable.
Gehakte leber. Foie haché, comme l’annonce sa consonne qui coupe. Pas de hachoir électrique, les grumeaux sont rois. Le vrai gehakte leber accroche à la langue et au palais, les dents ont matière à moudre.
Puis venait le mets de choix, la spécialité qui gagnait haut la main nos préférences dans la valse des plats : le gefilte fish. La carpe farcie. Quand il faisait son entrée, les cris d’enthousiasme se mêlaient aux commentaires élogieux dans un bruyant chorus. Pour le non-initié, j’imagine combien ces réactions étaient mystérieuses. Comment s’extasier devant ces darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce du même beige insignifiant, condimentée d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ? L’innocent aurait sans doute été encore plus stupéfait s’il avait eu la curiosité d’en porter un morceau à la bouche. Il aurait découvert une saveur douceâtre, un peu aigre, une consistance humide, lourde.
Il y a fort à parier que la vénération de ma famille pour ce plat avait à voir avec ses modalités de réalisation, la carpe achetée vivante dans un tonneau rue des Rosiers, assommée par la maîtresse de maison, la bala buste, dans la baignoire. Entrait sans doute aussi en compte le temps passé, la dextérité à reconstituer le poisson autour de la farce. Notre extrême conscience de la prouesse culinaire qu’il constituait et de la chance rare qui nous était donnée de l’avoir là, dans notre assiette, avait fini par contaminer le goût du plat, et nous vouions tous un culte à sa saveur sauer end siss, acide et sucrée, si particulière.
Venaient ensuite les kneidlekh : de pâles sphères irrégulières flottant dans un bouillon. La viande et les légumes qui avaient servi à confectionner le bouillon : dans le grand plat, carottes, navets, poireaux échevelés avaient l’air d’avoir réchappé d’une noyade. Enfin venait la compote pommes et pruneaux, brune, filandreuse, délicieuse, mais dont l’aspect me faisait regretter les petits pots colorés des supermarchés.
Il y avait longtemps que ma grand-mère s’était débarrassée de la foultitude de règles alimentaires propres à la religion. Sans doute au moment où Dieu avait cessé d’exister à ses yeux, comme avaient cessé d’exister son père, sa mère et sa sœur et toute la Varsovie juive d’avant-guerre.
Marron, beige, gris, blanc. Une cuisine roborative, rustre, revêche, qui se fiche de plaire. La subtilité n’a pas sa place. Les odeurs vous appellent puissamment. Œuf, hareng, oignons… Beaucoup d’« ognonnes », disait ma grand-mère.
Quelqu’un qui n’aurait pas été initié dès l’enfance à la saveur ardue de cette cuisine était-il à même d’apprécier ? Et moi, quand avais-je cessé la grimace devant les plats qui m’étaient servis chez elle les jours de fête, à espérer dans mon bouillon des kneidlekh supplémentaires, à m’extasier devant la darne écrue, son hémoglobine betterave et son morceau de carotte ?
Le plus savoureux, c’étaient peut-être les noms. Klops, à prononcer en claquant bien la langue, pain de viande qui déborde de la terrine en renflement bombé, comme une « cloque ». Beignets de patates râpées à mille lieues de toute délicatesse : Latkes. Amas de petites pâtes fraîches sans fantaisie : farfel.
C’est cette cuisine sans coquetterie, aux couleurs d’hiver, à la saveur rétive, que nous servait ma grand-mère. C’est cette cuisine que j’avais fini par aimer.
Photographie : © Marianne Thauvin