La reine de la purée gratinée
Une partie des origines de la famille se nichent sur le contrefort du mont Pilat, dans la Loire. Jusque dans les années quatre-vingt-dix, la sœur de mon grand-père maternel vit dans une ferme perchée à huit-cents mètres d’altitude dans un hameau minuscule. Une dizaine de maisons ou corps de ferme, certains endommagés. J’ai dix ans, plus ou moins. Chez Jean et Léonie, une pièce à vivre au sol de béton, rare concession à la modernité, une cheminée et un poêle à bois. Tout est noir dans la pièce, de suie surtout. À côté, un lavabo. Les toilettes varient en fonction des saisons : l’écurie en hiver, le pré aux beaux jours. La lumière ne rentre guère par la seule fenêtre encombrée d’une pile de Rustica et la faible ampoule nue couverte de suie et de chiures de mouches combat inégalement contre l’obscurité.
Léonie est presque toujours auprès de l’âtre, Jean aussi. Je me souviens de leur visage cuivré par le feu. Lui m’emmène marcher dans les bois de fayards, de sapins, fureter sous le Crêt de l’Œillon, débusquer les champignons. Canaris et gris de fer — alias tricholome équestre et tricholome prétentieux dans cette région — le plus souvent, cèpes parfois, chanterelles aussi. Jean est le maître incontesté de la canne à feu, un long tube d’acier pour souffler sur les braises et leur donner de l’ardeur. Campé dans ses bottes de caoutchouc, tabac gris roulé collé au bec, c’est un taiseux. Léonie parle peu elle aussi, toujours habillée d’une blouse et d’un tablier bleu, cheveux tirés en arrière. Elle sait reconnaître de loin les petits gourmands mangeurs de pommes et d’airelles.
— Tu as mangé toutes les airelles !
— Non non tatan ! J’ai rien mangé du tout.
— Ouvre la bouche pour voir.
Elle a un je ne sais quoi de sévérité et de malice mêlée. J’ouvre grand la bouche, d’un violet noiraud profond. Je suis bien entendu démasqué.
Ici, on fait aussi du vin, mais il est si mauvais que j’ai encore le souvenir physique de ma grimace. En revanche, à de rares occasions, tante Léonie cuisine pour les invités. Je me souviens d’un dimanche, la table dressée au-dehors, près de la route. Décor de machines agricoles en vie ou remisées à l’état d’épaves, bidons, grange en pagaille. Et dans ce décor hétéroclite survient le miracle : une purée. Que dis-je, la purée, parfaite, gratinée, l’alliance idéale de la consistance et de l’onctuosité, de la douceur et du parfum saisissant de la cuisinière à bois. Et pour paraphraser Pierre Desproges, un mets « si grand que Dieu existe à sa seule vue ».
Cette purée gratinée au four m’a laissé un sentiment si vif que je regrette aujourd’hui de n’avoir pu la goûter qu’enfant. À quoi tient cet équilibre ? Aux pommes de terre cultivées en montagne et d’une variété ancienne, à la chaleur douce et peu desséchante de la cuisinière à bois, au tour de main de Léonie ? Je ne saurai jamais.
Photographie : Marie-H. Desestré