RCW et la musique

 In Chroniques

Et, derrière ces traits qui ne cessaient de changer tout en demeurant les mêmes, il y avait aussi les groupuscules inconnus, les garage bands obscurs montés par des gosses au bord de l’abîme — qui, tous, avaient eu cette même flamme dans le regard.
— T’as pas encore compris ? Je suis le Rock’n’roll, man.

Musique de l’énergie, RCW

Il y a quelques semaines, nous avons entrepris avec quelques proches une aventure colossale : le Grand Tri de la collection de vinyles de Roland C. Wagner, aka RCW, aka mon père. En retombant sur quelques albums The Pebbles[1], je me suis rappelé un matin chaud de fin d’été, quand avaient retenti dans le bureau tout proche les premières notes de Bo Bo Boggie Pack par Annaabee-Nox[2], comme annoncé — vaguement — la veille au soir. On fait pire comme réveille-matin.

Autant vous dire que lorsqu’on a connu aussi intimement un auteur passionné de musique au quotidien, il est difficile de parler de celle-ci uniquement comme d’un élément de son univers littéraire. Réveillée chaque matin de vacances, depuis toute petite, par de douces notes de garage punk, de space rock ou de bon vieux rock’n’roll, j’ai bien envie de vous affirmer que l’écrivain Roland C. Wagner n’a jamais vraiment dissocié les deux créations, la musique infusant le texte et le texte s’immisçant dans la musique. Je vais donc vous parler tant du génial producteur de textes que du fan incontestable qu’il était. Ensuite, à vous d’aller vous régaler les yeux et les oreilles comme il vous plaira.

Une vie de musique

La musique était le quotidien de RCW. Elle était d’autant plus intéressante qu’elle était dissonante, imparfaite, marginale. La galerie des personnages qui peuplent ses romans comprend un nombre impressionnant de fans de musique — il faut l’avouer, généralement un peu paumés —, du Ramirez des Futurs Mystères, qui embarque en vacances une valise de CDs dans Teckrock, au groupe cacophonique des Losers de Musique de l’énergie, en passant bien sûr par le collectionneur de vinyles de Rêves de gloire. La musique en question, réelle ou fictive, c’est d’abord celle qui dérive du rock’n’roll — voire même du blues, l’origine de toute bonne musique, ce cher « Papa Legba »[3]. C’est aussi celle qui court du plus petit instrument vaguement accordé au fond d’un garage jusqu’à la légende vivante.

C’est pourquoi, si vous lisez Wagner, vous trouverez sur votre chemin nombre de concerts endiablés, de paroles de musique, d’instruments accordés ou non et quantité de CDs, vinyles et radios allumées. L’ouïe est donc un sens très sollicité dans son œuvre. Elle sert autant à la mise en place de l’environnement et de l’ambiance du récit qu’à la réflexion politique, sociologique et philosophique wagnérienne. Car pour RCW, la musique est pulsation, elle est présente dans chaque strate de la vie, du réveil — matin — au coucher. Il faut également dire qu’il n’hésitait jamais à la composer lui-même. Chanteur de Brain Damage depuis 1983, il était aussi le parolier du groupe et, que ce soit pour des chansons fictives dans ses romans ou pour les véritables, ces deux créations ont eu tendance à s’entrecroiser. Il suffit de considérer les titres éloquents de « Quand le paysage se déchire », « Un été de serre » ou « Méfie-toi du savant fou ! » pour avoir une idée du contenu très science-fictionnesque qui se cache derrière. Le mélange atteint son apogée avec Rêves de gloire, dans lequel certaines chansons mentionnées dans le récit sont en fait des reprises de celles composées dans la réalité, comme « Regarde vers Lorient » ou « La Pointe Pescade ».

Écriture et réécriture musicales

Au-delà de la composition pure de musique, la connaissance extrêmement riche et précise de l’histoire du rock que possédait RCW lui a permis plus d’une fois d’en jouer et d’en proposer des variations. Sur une note purement humoristique, il est possible de citer la mort prématurée de Johnny Hallyday dans Rêves de Gloire ou encore le concert endiablé et medley des Losers, destiné à dynamiter l’imaginaire collectif des années 1950 dans Musique de l’énergie. Par ce biais, il est parvenu plus d’une fois à s’attaquer à des sujets politiquement inaudibles[4].

Plus complexes, ou tout du moins un peu plus recherchées, les prospectives d’évolution des courants musicaux qu’il a pu dresser dans Teckrock ou d’autres romans de la saga des Futurs Mystères de Paris, sont particulièrement intéressantes à mes yeux. Elles dévoilent sa conception plus générale de la culture, qu’il a toujours perçue comme inclusive, un mélange permanent d’influences diverses qui ne cessent de se croiser pour se réinventer encore et encore. Une culture qui doit surtout rester libre, sans entrave, pour exister pleinement.

La chanson « Clique sur le mulot » de Brain Damage, dont les paroles ont été écrites par RCW, est justement un hymne à la musique libre sur internet, sous forme de pastiche. On retrouve là le message politique qui lui est cher mais aussi son humour caractéristique.[5]

Un continuel élargissement de nos perceptions

Cette idée d’élargissement perceptif se retrouve ailleurs dans ses livres, toujours liée à la musique. Ce qui m’a toujours fascinée dans l’œuvre de mon père, c’est la prégnance du concept de psychosphère. J’ai mis longtemps à comprendre de quoi il retournait — une sorte de quatrième dimension, un faux paradis, une hallucination collective peut-être, mais comment fonctionne-t-elle ? En relisant Musique de l’énergie, cela m’a finalement sauté aux yeux : on atteint — plus ou moins consciemment — et on est capable de modifier ce qui se trouve dans la psychosphère grâce à un élargissement de nos perceptions. Celui-ci se manifeste soit par une mutation, la télépathie, soit par le choc que provoque la prise de drogue sur les sens, soit encore, et vous voyez où je veux en venir, par une forme de collision auditive que représente (que permet ? ou est ? selon ce que vous voulez dire) la musique. Celle-ci est un instrument qui procure une puissance et une énergie capables de bousculer notre imaginaire collectif, d’abattre les frontières mentales qui nous habitent. Cette symbolique témoigne pour moi de la vision du monde que défendait Roland C. Wagner.

Car dès lors, la psychosphère étant une forme de « mémoire de l’humanité »[6], en écoutant de la musique et surtout en la partageant, ne nous connectons-nous pas chacun à ce qui fait de nous des êtres humains, individuellement et collectivement ? En d’autres termes, la musique fait de nous des êtres de pensée qui vivent et sont capables d’échanger pour s’enrichir mutuellement.

Aujourd’hui, il suffit en tout cas que j’écoute Friday On My Mind des Easybeats, entre autres morceaux qu’il m’a fait découvrir, pour susciter dans ma mémoire personnelle tout l’univers de mon père.

Photographies :
Brain Damage à Paris, ca. 1983
Concert à Divette de Montmartre, photographe inconnu, DR.
Concert au New Moon, photographie de Catherine Cavagna.

[1] Les Pebbles sont une série d’albums de compilations de garage rock et de rock psychédélique, mais aussi de freakbeat, cf. https://www.discogs.com/fr/label/312616-Pebbles. Je parle ici de la sous-catégorie The Continent Lashes Back, et plus particulièrement du volume 20, intitulé « European Garage Rock, Part. 4 : Sweden ».
[2] Un groupe de rock’n’roll suédois peu connu, actif dans les années 1960, influencé par la musique anglo-saxonne et bien versé dans le psychédélique.
[3] Archétype incarné de la psychosphère, « dieu du blues et des carrefours », ayant parlé par la bouche de l’archétype du rock’n’roll et grand adjuvant des héros de Musique de l’énergie.
[4] Voir la très belle Préface de Norman Spinrad au recueil de nouvelles Musique de l’énergie.
[5] Les paroles du refrain sont éloquentes : « Télécharge-moi, clique sur le mulot. Télécharge-moi, je t’en donne le droit. […] Cette chanson est à toi, tu peux en faire ce que tu veux. Cette chanson est à toi, elle est à tout le monde. »
[6] Formulation reprise à Teckrock, dans la série Les Futurs Mystères de Paris, Roland C. Wagner.

Le présent article a été initialement publié dans le numéro Spice Opera.