Record Hunting
La chasse aux disques
Que cherche-t-on si assidûment ? Chasser, creuser, fouiller ; déterrer des caveaux.
La musique enregistrée est bien plus complexe qu’elle ne le montre. Visuellement, elle n’est presque rien, une galette, un ruban. Mais ce qui est incrusté, gravé là, dans ce rien, peut atteindre une valeur astronomique, voire promettre la plus obscure des illuminations à l’écouter. Ou bien ce n’est qu’un disque de plus, comme des milliers d’autres.
On ne sait jamais, et de ce fait on se disperse à écumer les disquaires, les marchés aux puces et les soldes de bibliothèques, nos doigts se promenant dans les bacs, toujours à la quête d’une trouvaille. Comment la reconnaître au premier regard ? Le but n’est pas simplement d’ajouter un autre article à sa collection, ou de faire une affaire, tout cela très bien mais on est déjà un peu au-delà de ça. Nous, la tribu d’auditeurs avertis, nous nous devons de continuer à chercher. Il y a toujours des disques dont nous ne savions rien, qui valent ou ne valent pas la peine de les posséder, pas besoin d’être jusqu’au-boutiste. Le classement mental doit se nourrir aussi, autant que les oreilles. Parfois juste lire la couverture suffit, le reste est à imaginer.
Tout de même, je me demande ce qui va me sauter aux yeux, chaque fois que je pénètre cet univers alternatif et me lance dans le sport extrême qu’est la WFMU Record Fair, comme l’autre jour. Quel enregistrement va d’un coup atterrir dans mes mains me disant « Ne me lâche pas ! » ? J’esquive le vinyle complètement, des montagnes et des labyrinthes de vinyles ces dernières années, mais peut-être y jetterai-je un œil la prochaine fois. Je me fous des aspects philatélistes, des pressages rares et des couvertures alternatives, seule la musique compte et il y a certains vieux disques qui n’ont jamais été passés sous format numérique. Je préfère passer les rayons de CD au peigne fin, surtout les nombreux bacs à 3 dollars le disque, tandis que tout un dialogue intérieur élaboré se déroule dans ma tête à propos de chaque titre sur lequel je m’attarde. Ce sont cinq décennies d’écoute qui résonnent en moi tandis que je sonde les raisons de garder toute ma sélection, à quelques rares exceptions près. C’est assez amusant de constater combien ces résonances envahissent mon esprit à la simple vue d’un nom ou d’une couverture… Comme un clavier plein de madeleines de Proust, un réflexe intérieur de sampling, mes pensées rebondissent autour d’une vie entière, et plus loin encore. Il y a deux, trois ans, lors de la foire aux disques, plongé dans les bacs à un dollar (que je considère normalement comme une perte du temps), je suis tombé par hasard sur un CD de Kolinda : il s’est avéré (comme je le soupçonnais) le groupe folklorique hongrois dont j’avais écouté un disque il y a si longtemps (en 1980), lorsque j’habitais dans ce quartier de Paris à l’époque croulant, vers la limite basse de Montparnasse, sur la rue du Texel près de Pernety — Bernard, mon voisin du rez-de-chaussée me l’a fait écouter et m’a laissé faire une copie sur cassette, que j’ai toujours chez moi, au sous-sol. Il s’est suicidé peu après que j’ai déménagé de l’autre côté de la ville, mais je pouvais toujours me rappeler les tonalités du son du groupe… Et donc pour un dollar j’ai acquis un disque postérieur de Kolinda, quelques trois décennies et demie après les avoir entendus pour la première fois. Évidemment, lorsqu’on écoute un enregistrement, on écoute bien plus que ça.
Autre chose sur les bacs à 3 dollars de la foire au disque : où l’on se rappelle comment les artistes populaires perdurent. J’ai découvert des enregistrements live des Doors et de Jimi Hendrix que je n’avais pas remarqués avant (ce n’est pas comme si j’essayais), sortis probablement dans la dernière décennie ou deux mais néanmoins très longtemps après leur mort. J’ai résisté à l’injonction de me sentir obligé de les acheter. Même dans les années soixante — il y a un demi-siècle — une quantité inouïe d’enregistrements ont été réalisés, et on ne sait jamais quand un nouveau disque d’une personne longtemps disparue peut encore sortir. En effet, on aime être surpris par de telles découvertes, comme pour nous rappeler que le temps peut être circulaire, ou construit sur des résonances, autant que linéaire, et qu’on pourrait toujours espérer recevoir des nouvelles des gens disparus.
Que ce soit dans les palaces du disque d’occasion comme Amoeba en Californie, ou sur la WFMU Record Fair, je crois que c’est ce qui préside à notre recherche perpétuelle. L’idée, pour moi, d’un enregistrement inconnu de Chris McGregor qui refait surface, ou, plus ancien, des sessions inconnues de Herbie Nichols. Des disques qui n’existent pas, mais qui auraient pu exister en un temps improbable, se matérialisent soudainement parce que nous nous sommes mis à leur recherche.
Record Hunting
What are we searching for so assiduously? To hunt, dig, excavate; unearth from the vaults.
Recorded music is far more complicated than meets the eye. Visually, it’s as if nothing, a wafer, a ribbon. But what is embedded there in that nothing can reach astronomical value or promise the most arcane of illuminations upon listening. Or, it is just one more record, like a billion others.
We don’t know, and because of that we spread out through the record stores and flea markets and library sales, our fingers walking the stacks, ever on the trail of a find. How will we recognize it when we see one? The aim is not simply to add another item to the collection, or to snag a few bargains, all very nice but we’re a little beyond that. We, the tribe of discerning listeners, must keep looking. There are always records we didn’t know about, that may or may not be worth having, no need to be a completist. The mental cataloguing also has to be fed, as much as the ears. Sometimes it’s enough to just read the cover and imagine the rest.
Still, I wonder what will jump out at me, each time I step into the alternate universe and extreme sport known as the WFMU Record Fair, as I did the other day. What recording will suddenly land in my hands that says do not let it go? I dodge the vinyl completely, mountains and mazes of vinyl the past several years, though I may take a glance the next time. I don’t care about the stamp collecting aspects, the rare pressings and alternate album covers, it’s only the music that matters and some old albums never made it to digital. Instead, I comb through the CD stacks, especially the many $3 bins, while a whole elaborate inner dialogue plays out with each title I linger over. Faint sympathetic tones echo from across five decades of listening to recorded music, as I whittle down the reasons for keeping all but a few of my selections. It’s amusing enough to see what resonances are struck in the mind at the mere sight of a name or a cover, and like a keyboard full of Proust’s madeleines, an internal sampling reflex, my thoughts bounce around an entire lifetime, and further. A couple of years ago at the record fair, deep in the $1 stacks which I normally consider a waste of time, I chanced upon a CD by Kolinda, which turned out to be (as I’d suspected) the Hungarian folk group I heard on record all the way back in 1980, when I was living in that crumbly neighborhood in lower Montparnasse, on the Rue du Texel near Pernety—a neighbor on the ground floor played it for me and let me make a cassette copy, which I still have in my basement, Bernard committed suicide not long after I moved across town, I could still recall the tonalities of the group’s sound, and so for one dollar I had a later record of Kolinda some three and a half decades after first hearing them. Clearly, when we listen to a recording, we are listening to so much more.
Something else about the $3 bins at the record fair: a reminder how popular artists live on. I saw live recordings by the Doors and Jimi Hendrix that I’d never seen before (not that I’ve kept up), probably released in the last decade or two but nonetheless many years after their deaths. I resisted the urge to feel like I had to buy them. Even in the sixties—half a century ago—an awful lot was recorded, so we never know when a new record may yet come out of someone long gone. Indeed, we like to be surprised by such discoveries, as if to remind us that time may be circular or built on resonances as much as linear, and that we might still hope to hear from the lost.
Whether in used record palaces like Amoeba in California, or the WFMU Record Fair, I think that is what drives our perennial search. The thought, for me, of a previously unknown recording of Chris McGregor surfacing, or further back, Herbie Nichols sessions. Records that don’t exist, that might have at a moment unaccounted for, that suddenly materialize almost because we went looking for them.
Photographie : Aleksandar Makaric | Le présent texte est extrait du recueilListenings | Traduction anglais-français : Jason Weiss, revue par Orianne Hurstel & Emmanuel Desestré