Réflexions autour du streaming

 In Chroniques

Depuis une vingtaine d’années désormais, le streaming musical s’est imposé comme la source principale d’écoute musicale en France. Il prend son essor avec la généralisation du web 2.0, au tournant des années 2007-2008 et devient, à la faveur de la crise sanitaire 2020-2021, la manière principale d’écouter de la musique en France [1]. À la maison ou sur son smartphone, on écoute en continu des playlists proposées que l’on concocte parfois soi-même, mais surtout générées par des algorithmes. Les géants du streaming musical s’appellent Deezer, YouTube ou Apple Music, mais on compte aussi Spotify ou le confidentiel Qobuz. De nombreuses possibilités d’écoute gratuite sont proposées, financées par des publicités, ou sur abonnement payant. Écouter de la musique semble n’avoir jamais été aussi simple, mais est-ce véritablement le signe d’une accessibilité culturelle ? Et quelles sont les conséquences de ce modèle, tant d’un point de vue écologique que socio-économique et légal ? À l’aune de mon expérience de disquaire durant une quinzaine d’années, j’ai tenté d’apporter un éclairage sur certains de ces aspects [2].

Des origines du streaming

Le streaming musical est issu de deux techniques nées entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle : l’enregistrement sonore d’une part, et la radiodiffusion d’autre part. Entre l’invention de Thomas Edison, en 1877, le phonographe — premier système pouvant enregistrer et restituer le son —, et aujourd’hui, un grand nombre de systèmes ont vu le jour. Citons le disque vinyle (78, 45 et 33 tours), les bandes et les cassettes magnétiques, le disque compact (CD), le MiniDisc (MD), les cassettes numériques (DCC ou DAT), les fichiers informatiques en tout genre. Analogiques initialement, les supports mécaniques, magnétiques ou optiques, puis enfin électroniques, semblent suivre plusieurs tendances.

La première est l’augmentation de la durée d’enregistrement du support. De deux ou trois minutes pour les premiers rouleaux, les bandes magnétiques ont pu restituer jusqu’à quatre heures d’enregistrement audio. Pour les supports grand public, le CD permet d’écouter quatre-vingts minutes de musique, la cassette audio une heure trente, en général. La seconde est la qualité sonore, qui semble être une préoccupation majeure pour certains publics plus que d’autres.

Enfin, la troisième tendance est celle de la miniaturisation et, par voie de conséquence, la portabilité. On notera au passage les tentatives régulières des maisons de matériel audio pour faire sortir le support audio de la maison, comme Philips et son Auto-Mignon à la fin des années cinquante, proposant d’écouter des vinyles en automobile. C’est avec la cassette audio que la portabilité a fait un véritable bond, peuplant les automobiles, puis s’émancipant encore avec l’apparition du Walkman Sony en 1979. Viendront d’autres appareils, avec des succès plus ou moins grands, le Discman permettant l’écoute de CD et le MiniDisc.

Mais le streaming musical semble également être l’héritier de la radiodiffusion. Permettre l’écoute de musique sans être limité par la durée d’enregistrement, c’est ce qu’a permis l’essor de la diffusion de concerts en direct depuis la toute fin des années 1910. Une station de radio comme FIP (pour France Inter Paris, initialement) a été un véritable précurseur. En un sens, on pourrait aussi voir le juke-box comme un ancêtre du streaming musical.

Avec l’apparition des fichiers sonores informatiques et celle des mémoires flash, puis leur généralisation, les baladeurs numériques ont conquis de très nombreux utilisateurs. L’usage généralisé des smartphones a quant à lui non seulement largement supplanté les lecteurs audio portables, mais leur technologie, alliée au développement des réseaux de télécommunication, avec leur débit sans cesse accru, permet d’écouter de la musique en continu, sans héberger de fichiers en permanence sur son appareil.

Le streaming à l’épreuve de la démocratisation culturelle

Si l’on se place du point de vue de l’économie personnelle, on pourrait voir la tendance du streaming musical comme une bénédiction pour les mélomanes et les curieux. Même dans un format payant, à l’instar de Spotify, pouvoir écouter à volonté de la musique pour moins de 10 € par mois semble très bon marché. Dans les années 2000, un disque compact se négociait neuf entre 8 et 25 € selon le répertoire, la collection, la diffusion, etc. C’est sans comparaison avec l’offre pléthorique du streaming, soit des millions de titres accessibles en un clic.

Le catalogue est immense. Dès lors, comment faire son choix ? Pas de problème, les algorithmes sont là : un savant programme informatique décide de votre écoute à la manière des radios de diffusion de tubes, façon Jack FM [3]. Cette tendance, déjà présente sous une autre forme sur les sites marchands vous proposant des produits « similaires », dépossède ainsi l’auditeur de son choix. Peut-être d’ailleurs a-t-il envie d’être guidé ? On peut ici s’interroger. La pertinence de l’algorithme n’est-elle pas plus commerciale que musicale ? Le ciblage socioethnique [4] finit par produire des ghettos musicaux, même et surtout dans les genres musicaux les plus populaires. À titre de comparaison avec un type de commerces largement disparu [5], un disquaire en relation régulière avec un client aurait tendance à proposer ce qu’il sait plaire de façon évidente, alors que le cœur du métier voudrait qu’on propose sans cesse hors de ce champ connu : permettre des découvertes est comme une enquête. Les paramètres de l’algorithme sont figés, ils sont ce que leurs programmateurs ont voulu.

En outre, être face à des millions de titres, est-ce si différent à l’échelle d’un seul homme que d’avoir le choix entre quelques centaines ou un millier ou deux ? En imaginant vouloir s’affranchir de toute forme de suggestion algorithmique, comment choisir sans connaître ou sans entretenir un savoir en termes de recherche ? La sérendipité, ou tout du moins la pratique de l’amateur curieux, en tant qu’activité réflexive [6], est tout à fait éloignée du modèle promu par les plates-formes de streaming.

Ajoutons que la qualité des fichiers écoutés semble majoritairement basse, le MP3 étant un format largement compressé. Les plates-formes de streaming haute-fidélité étant loin derrière leurs concurrents (moins d’un million d’abonnés pour Qobuz, à titre de comparaison).

Un modèle économique et écologique en déséquilibre

Mais la généralisation (84 % des internautes auraient recours au streaming) [7] de l’écoute musicale par le biais de flux numériques interroge à d’autres titres. Même s’il est moins gourmand en bande passante que son grand frère, le streaming vidéo, le streaming musical participe de la masse gigantesque de données numériques créées annuellement, soit à l’horizon 2035, pas moins de 2100 zettaoctets [8] estimés, contre 64 zettaoctets en 2020 (1 zettaoctets équivaut à 1 milliard de téraoctets). Sachant la gourmandise particulière de l’informatique, surtout celle des fermes de serveurs, en énergie, mais aussi en terres rares pour la fabrication et les processus polluants de recyclage non encore aboutis, de nombreuses organisations (comme le think tank The Shift Project) [9] s’interrogent sur la possibilité d’un numérique sobre.

Une autre facette du streaming musical préoccupe les artistes eux-mêmes. On pourrait voir très positivement les plates-formes de streaming musical, comme émancipatrices vis-à-vis des artistes les moins diffusés. Or, comme nous le disions précédemment, il y a un pas entre la disponibilité d’un titre et sa visibilité. De plus, le système de rémunération pose un problème tout particulier : l’effet de concentration de la rémunération entre les mains d’une poignée d’artistes. Du temps du disque, les majors concentraient les ventes, désormais ils concentrent les écoutes en ligne. Mais plus encore, même des artistes largement plus écoutés que jadis semblent moins rémunérés, on parle par exemple de 1 000 € reversés à des artistes totalisant plus de 100 000 écoutes, ou « streams » [10]. On est loin des bénéfices imaginés par ceux qui voyaient dans le streaming l’émergence de la « longue traîne » [11], même si des réflexions prometteuses traversent l’industrie musicale [12].

Des pratiques à réinventer autour du streaming et des supports « anciens »

Si la dématérialisation et l’augmentation des possibilités d’échange de données semblent avoir porté le streaming musical à une position dominante, il semble toutefois que son usage soulève des questions sur les modèles économiques et environnementaux qui le structurent. Sur le plan strictement musical et culturel, la question déjà ancienne de la visibilité ressurgit. Certaines voix s’élevaient déjà dans les années 2000 pour interpréter la crise du disque sous un angle particulier. Des dirigeants de labels, comme Bernard Coutaz, pensaient que si crise il y avait, elle reposait avant tout sur une défaillance de la distribution, du conseil et de la visibilité. En d’autres termes, le public n’achète plus de disques parce qu’on ne montre plus la diversité dans les rayons et que, sans le conseil, les petites productions cessent d’exister.

Peut-être ces plates-formes géantes, comment ne pas les appeler ainsi, ne produisent-elles pas suffisamment de rêve en laissant tourner leurs abonnés dans un fonctionnement routinier ? La dématérialisation reporte quoi qu’il en soit les anciens « travers » de concentration des majors — encore plus grande aujourd’hui alors qu’elles sont moins nombreuses qu’il y a vingt ans —, de rémunération très inégalitaire des artistes, de promotion et de conseil. Faudrait-il imaginer des playlists à la demande, faites par des individus dont ce serait la fonction ? Le streaming ne fait en tout cas pas oublier les marchés de niche, qui croissent à devenir bien moins confidentiels, comme la vente de vinyle qui continue à susciter de l’intérêt, à gagner chaque année des parts de marché : une pratique culturelle passe aussi par des échanges, des objets, des usages physiques.


En illustration ; photographie de l’auteur.

[1] Comment l’industrie de la musique s’est adaptée au numérique, https://www.tendances-fibre.fr/2021/03/08/comment-lindustrie-de-la-musique-sest-adaptee-au-numerique/, consulté le 22 mai 2021.
[2] Essentiellement pour le réseau de magasins harmonia mundi, à Lyon, Perpignan et Nice. Fondée en 1958 par Bernard Coutaz, la firme phonographique française est restée indépendante jusqu’en 2015. En 1995, la société lance un réseau de magasin en France, mais aussi en Espagne, assurant la promotion des supports physiques de la maison-mère, mais aussi de plusieurs dizaines de labels indépendants mondiaux. Connue pour ses productions classiques, la partie distribution s’est progressivement ouverte à des labels de jazz, de musiques du monde, de blues, de chanson, de rock, de metal, de musique enfantine, etc.
[3] Robin James et Fanny Quément, « Comment l’utilisation du big data par les sites de streaming change notre idée des formats et des genres musicaux dans la pop », Audimat, 2019, N° 12, no 2, p. 105‑123.
[4] Ibid.
[5] Malgré des résistances toutefois minoritaires.
[6] Antoine Hennion, « 14. Ce que ne disent pas les chiffres… », Vers une pragmatique du goût, Presses de Sciences Po, 2003.
[7] Baromètre Hadopi : le streaming de plus en plus plébiscité par les internautes, https://www.telerama.fr/medias/barometre-hadopi-le-streaming-de-plus-en-plus-plebiscite-par-les-internautes,99600.php, consulté le 22 mai 2021.
[8] Infographie: Le big bang du big data, https://fr.statista.com/infographie/17800/big-data-evolution-quantite-donnees-numeriques-creees-dans-le-monde/, consulté le 11 mai 2021.
[9] Thématique Numérique, https://theshiftproject.org/category/thematiques/numerique/, consulté le 22 mai 2021.
[10] « Les précaires du streaming musical passent à la contre-attaque », Le Monde.fr, 09/12/2020.
[11] Alexandre Joux, « Le streaming musical, un révélateur des enjeux de la diversité culturelle », Hermès, La Revue, 17 août 2020, n° 86, no 1, p. 275‑282.
[12] Le CNM évalue l’impact d’un changement éventuel de mode de rémunération par les plateformes de streaming, https://cnm.fr/le-cnm-evalue-limpact-dun-changement-eventuel-de-mode-de-remuneration-par-les-plateformes-de-streaming/, consulté le 11 mai 2021.