Samstag aus Licht à la Cité de la musique : le deuxième jour d’une semaine lumineuse
Deuxième jour de la semaine de lumière de Karlheinz Stockhausen : après Donnerstag (jeudi, donné en novembre dernier à la salle Favart) vient – dans l’ordre de composition originel – Samstag (samedi). Le compositeur y poursuit son exploration du genre de l’opéra et emmène musiciens et spectateurs décidément assez loin de ce qu’ils pourraient attendre d’une production lyrique « classique ». D’emblée, dès l’apparition des quatre groupes de cuivres – disposés au-dessus des spectateurs aux quatre points cardinaux – on sait déjà que Samstag ne ressemblera à aucun autre opéra.
Un opéra qui repousse les frontières du genre
Contrairement à Donnerstag aus Licht – et aux autres exemples du genre –, Samstag est dépourvu de trame narrative : il déroule en un peu plus de trois heures de musique une succession d’épisodes composés et créés indépendamment les uns des autres entre 1981 et 1984 et dont chacun doit être vu comme une œuvre séparée. Le seul lien entre les moments est le personnage central : Luzifer. Le « salut » (Samstags-Gruss ou Luzifers-Gruss) et les quatre scènes qui le suivent (Luzifers-Traum, Luzifers-Requiem, Luzifers-Tanz, Luzifers-Abschied) donnent à voir et à entendre autant de facettes du seul « héros du jour » dont la couleur est le noir et la planète Saturne. Le lien avec Donnerstag est ici patent. Luzifer – opposé à Michael – y proposait le mot de la fin : ici, il est à lui seul le sujet de l’opéra. Pour autant est-il un sujet assez peu présent : il n’apparaît que musicalement dans les deux sections extrêmes, illustré par sa formule mélodique et par son instrument-double, le trombone. Il dort puis feint de mourir dans la première scène et apparaît en narrateur dans une danse (troisième scène) qu’il ne fait que commenter, derrière un voile sur lequel est projeté son visage grimaçant, dominant les musiciens qui en rehaussant les divers traits et « forment » au sens strict du terme ses sourcils, ses yeux, son nez, ses joues, ses lèvres et son menton. Dans la deuxième scène, Luzifers-Requiem, il n’est là que par la couleur noire qui le symbolise et par les sons constituant sa formule, égrenés au trombone à la fin du chant de Kathinka.
De Donnerstag, on retrouve aussi, fugitivement, Michael et sa trompette-double – il viendra protester (en vain ?) contre Luzifer à la fin de la troisième scène (Luziferz-Tanz). Quant à Eva, le personnage féminin de l’opéra précédent, elle ne figure plus qu’en creux, par sa formule mélodique furtivement entendue, notamment dans le salut initial.
Les partis pris vocaux et instrumentaux jouent eux aussi avec les limites du genre, tout en contrastant vivement avec ceux du jour précédent : l’expérimentation est autre, résolument, même si quelques éléments forment un lien, fil conducteur parfois ténu, en pointillés, mais bien présent parfois. Au trombone et à la trompette très présents dans Donnerstag s’ajoutent les deux flûtes qui incarnent le chant de Kathinka ; les cuivres sont prédominants, comme les percussions. Deux claviers s’ajoutent à cet ensemble : un piano (deuxième scène) et un orgue (dernière scène). Les instruments sont souvent traités en groupes et se répondent mutuellement – de même que le feront les membres du chœur final –au-dessus du public qu’ils entourent.
Le compositeur se joue aussi des lieux, investissant l’espace au maximum. Les espaces, devrait-on dire : deux lieux différents se partagent en effet Samstag qui commence dans une salle de concert ordinaire dont tout l’espace est investi et s’achève en transportant les spectateurs dans une église voisine, comme le jour de la création de l’opéra où les spectateurs se déplacèrent de la Scala de Milan à pied vers une église proche. Là sera donné à entendre le finale en apothéose, Luzifers-Abschied, Adieu d’un Luzifer absent physiquement mais présent musicalement qui joue sur les voix et le souffle : souffle d’un texte sans cesse déconstruit par les voix humaines – toutes masculines –, souffle des trombones et de l’orgue qui les ponctuent ou s’y substituent.
Une symbolique foisonnante…
Un opéra sans histoire, un « primo uomo » présent-absent, un orchestre sans cordes frottées – et parfois sans chef –, un chœur exclusivement masculin, deux lieux distincts… Autant dire que l’exploration regarde du côté de l’expérimentation. Elle cherche aussi le symbole. Celui de la couleur, le noir – en réalité absence de lumière – est omniprésent, jusque dans le « chat noir » Kathinka et l’oiseau noir libéré (autre symbole) à la sortie de l’église après l’adieu final de Lucifer – le porteur de lumière. Celui de la « transition », sous-jacente à l’opéra – le samedi ne se place-t-il pas entre la crucifixion et la résurrection ? – qui fait, au sens propre, transiter musique et public d’un lieu à l’autre et de l’espace clos d’une salle au parvis d’une église – en passant par l’intérieur de ladite église. Cette transition est aussi mouvement et le mouvement est partout : dans les gestes de la danseuse à rubans, dans les mimes des instrumentistes rarement statiques et qui vont jusqu’à esquisser les danses de la troisième scène (avant de se débander joyeusement : la danse de Luzifer ne s’achève pas, dans cette version « opéra », mais se délite progressivement), dans la chorégraphie des chanteurs du chœur qui tournent autour du public dans les bas-côtés de l’église au cours de l’adieu final, courent, sautent…
Autre symbole de ce samedi (noir) de lumière : celui des cinq sens auxquels s’ajoute un sixième – celui de la pensée – qui, devenus « six sens mortels » selon le compositeur, dialoguent à la fois avec le public et avec le chant de Kathinka. Ces sens sont incarnés par des percussionnistes littéralement harnachés de percussions des pieds à la tête et qui entourent le public, se répondant les uns les autres sans cesse et invitant par leur localisation éclatée à une réelle expérience sensorielle de perceptions multiples – ainsi les spectateurs les plus proches les entendront-ils chanter dans des tuyaux souples glougloutants, verront-ils leurs mouvements de tête agiter les petites lumières dont ils sont coiffés, apercevront-ils leurs doigts prolongés d’onglets métalliques jouer sur leurs ceintures.
Quant aux symboles religieux, mystiques devrait-on dire, ils sous-tendent l’œuvre, des « exercices » joués par la flûte lors du Luzifers-Requiem, à l’instar d’exercices spirituels permettant d’atteindre à la sérénité et d’accepter l’idée comme la réalité de la mort au finale quasi cathartique où, après avoir récité-chanté la Salutatio Virtutum de saint François d’Assise en version italienne (Lodi delle virtù) les « moines » – en robes de bure et galoches en bois, percussions inattendues – fracasseront des noix de coco sur les marches du parvis de l’église. Luzifer a fait ses adieux à la terre… Entre temps, les chiffres ont parlé. Les vingt-deux exercices proposés par Kathinka multiplient par deux le nombre des notes constitutives de la formule de Luzifer (à laquelle il suffit d’ajouter une note pour obtenir la formule d’Eva) ; les trompettes de l’Apocalypse se sont fait entendre sous forme de sept trombones et de sept accords répétés dans le finale (et 7, ne l’oublions pas, est le chiffre de l’opéra, qui déroule une création d’autant de jours en une semaine). Quant à « 13 », outre qu’il est le chiffre de la mauvaise fortune, il est celui jusqu’auquel Lucifer compte durant l’opéra, celui des unités vocales du chœur final, celui du nombre de sections issues de la division du texte des Lodi…
qui sait (heureusement ?) se laisser oublier
On s’interrogera peut-être, sûrement, sur ces transgressions, ces expérimentations, ces limites, ces symboles. Pour quoi, finalement, expérimenter, transgresser, proposer ? Pour un opéra sans trame narrative qui met en scène un unique soliste – surtout présent par son absence même –, un orchestre « réduit » à des vents, des percussions et des claviers, qui emmène ses spectateurs en promenade ? Pour un texte qui jongle avec les langues (allemand, italien… mais d’autres ont fait entendre davantage, que l’on pense à Luigi Nono, à Luciano Berio pour ne citer qu’eux…) ? Pour une symbolique qu’il faut aller chercher au-delà du dicible et du perceptible ? Pour un oiseau qui ne veut pas sortir de sa cage ? Pour des noix de coco ? Sans raton-laveur ? Balivernes, dira-t-on… Puérilité, snobisme… Ah, mais c’est qu’il faut aussi évoquer le triple rapport entre instrument, voix et texte… Le chant est parfois instrumenté ou l’instrument chanté. Le texte est tour à tour parlé, chuchoté, crié, construit, répété, haché, déconstruit. La dernière scène (Luzifers-Abschied) est stupéfiante, on n’en sort pas de la même manière qu’on y est entré. Micro-polyphonie « grouillante » (des « insidie » [« malices »] ?) qui fait songer aux motets à doubles chœurs de la Renaissance, au chaos de la Création de Josef Haydn – d’où surgit la lumière – à Lux Eterna ou au Requiem de György Ligeti (références voulues ?), tenues dans l’extrême grave de l’orgue, accords de cuivres à faire frémir et frissonner, quadruples, quintuples forte à en faire écrouler l’église, basses masculines d’une profondeur que l’on n’imagine que dans les pays slaves, celles des opéras de Moussorgsky, dans la tradition des magiciens, des sorciers, des créatures d’outre-vie : tout, dans cet adieu de Luzifer, tend au grave, figuration de la mort ou des enfers, comme une ultime transition, point de passage entre obscurité et lumière. Il faut aussi regarder, explorer, la scénographie où rien n’est laissé au hasard, et se perdre dans le labyrinthe des idées proposées par Nieto, collaborateur régulier du Balcon, dont on a pu apprécier récemment L’Agneau mystique-INNUBA, fruit d’une collaboration avec le compositeur Marco Suárez-Cifuentes. Il faut… écouter, voir, vivre, Samstag aus Licht…
grâce à…
une production de choix. Damien Pass est meilleur encore que dans Donnerstag, prenant la distance qu’il convient avec son personnage, très à l’aise dans la déconstruction textuelle, acteur convaincant. Le chœur (de l’armée française, auxquels se sont joints quelques chanteurs du Balcon) est parfait d’homogénéité dans les vrais moments polyphoniques, tout en sachant mettre en valeur les identités de chacun. Les cuivres de la première scène savent se répondre sans se voir, ou presque. Les deux flûtistes se partagent idéalement Kathinka, les percussionnistes sont précis tout en paraissant toujours à la limite de l’improvisation – et, ici encore, leur remarquable cohésion, en dépit de leur éloignement, force l’admiration – et le jeune orchestre d’harmonie du CRR de Paris est magnifique – dans la troisième scène, ils sont superposés verticalement, ne se voient jamais, s’entendent probablement assez mal, mais sont là, jouant et mimant la danse de Luzifer avec un enthousiasme qui se perçoit dans leur réactivité même. Bref, c’est le Balcon et ceux que Maxime Pascal, toujours vibrant d’énergie, entraîne à sa suite à la recherche de la musique, on est tant habitué à l’excellence que cela en deviendrait presque banal. Mais une banalité aussi exceptionnelle nécessite d’être mentionnée. Tous les solistes, mêmes instrumentistes, jouent par cœur, se déplacent aisément même quand c’est en courant – comme Mathieu Adam, grinçant « diable à trombone » bondissant dans la dernière scène –, investissent l’espace et les dimensions avec une aisance remarquable (même l’accord nécessaire de l’ensemble d’harmonie avant Luzifers-Tanz est « joué » avec un naturel parfait avant d’enchaîner presque sans solution de continuité avec la scène elle-même). Le chœur, encore lui, est peut-être le plus impressionnant : les chanteurs tournent le dos au public, ne se voient pas mutuellement, aucun chef ne les dirige (on imagine toutefois le travail magistral fourni en amont avec la cheffe de chœur Émilie Fleury) et ils déroulent le texte de François, le hachent, le scandent, le déstructurent, le vivent, comme s’il faisait partie d’eux-mêmes. La magie de Samstag réside en partie là : tous ses acteurs s’en sont approprié le texte, la musique, la symbolique, l’essence même. Et ont su le restituer avec une énergie qui n’oublie pas l’émotion. Le prochain jour, Montag, sera le jour de la lune et de la fertilité, celui d’Eva ; et ce sera à l’automne 2020, lors du Festival d’automne, à la Philharmonie de Paris, toujours avec le Balcon.
Samstag aus Licht à la Cité de la Musique (Salle des concerts) et en l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe, les 28 et 29 juin 2019 (création française).
Photographie principale : Samstag aus licht, Scène 1 : Luzifers Traum © Claire Gaby / J’adore ce que vous faites.