Santons musiciens, la revanche du peuple

 In Exhibition

Chronique (très) libre d’une exposition à Saint-Maximin

Joueur de vielle à roue, santon habillé de Malook (détail)

Joueur de vielle à roue, santon habillé de Malook (détail)

Un son de départ

Au commencement étaient le son et la musique, les paroles dites. Tout le monde semble s’accorder là-dessus, des premières pages de la Genèse des religions monothéistes, aux cultes animistes, le monde fut créé de son, de parole. Dieu, ou l’esprit, déclame, et la nature se déploie dans l’air et la matière. Même l’écrivain J. R. R. Tolkien dans le Silmarillion met en scène un « Unique » à la voix forte, qui chante, et qui est bientôt rejoint par ses adjoints à la création. Une polyphonie s’ensuit, et c’est avec la première dissonance que le Mal est créé.

Depuis l’origine de l’homme, la musique, le son, la voix, sont donc reliés profondément à ce qui est incarné dans l’être, ils parlent du corps, de l’esprit et de l’âme, et de l’union entre les trois. Dans union il y a lien, l’amour par exemple, il y a aussi le corps, la sexualité. Et c’est de là que viennent les premiers ennuis.

Car si les religions chrétiennes catholiques et protestantes veulent bien relier les gens entre eux, elles pincent très fort le nez si cette liaison penche vers l’union des corps. Et la représentation de Dieu, même ça, les chiffonne également. Dieu ? Avoir un corps, une apparence, vous n’y pensez pas ! Se développe ainsi depuis le Moyen Âge jusqu’à la diminution drastique de la pratique religieuse en Europe de l’Ouest de nos jours, une guerre totale contre la sexualité, le corps, et la musique qui est en quelque sorte leur bastion avancé. Avec des succès divers, il faut bien dire, par exemple lorsque Guillaume de Machaut compose obstinément ses œuvres à mesure binaire et rythmes développés et risque plusieurs fois l’excommunication.

La musique devient l’ennemi. Le fidèle pourrait en effet, en percevant les beautés d’une harmonie, de lignes mélodiques jouées ensemble en polyphonie, et dont la rencontre provoque une superbe résonance, éprouver un plaisir coupable, et se dire que dans la vraie vie il pourrait faire pareil, se relier à un autre avec joie, y compris de manière intime comme nous disent les consonances. Eh bien non. Pas question. Se suivent, aux XIIIe et XIVe siècles, des injonctions en cascade pour tenter de brider les inventions, et s’en tenir au chaste bien-pensant qui est une des caractéristiques les plus étonnantes à la fois du catholicisme romain et de la Réforme qui survient après. En effet, les anthropologues regardent avec surprise cette volonté de créer en l’homme un parfait déséquilibre en supprimant ses instincts naturels, et ne sont pas loin d’imaginer qu’une grande partie de la violence d’État et d’ailleurs dans les sociétés européennes pourrait venir (aussi) de là.

Finalement la religion catholique avec les crèches provençales et les santibelli italiens autorisera, après avoir beaucoup renâclé,  ces figurines de la Nativité, où la force incommensurable des traditions balaie toute logique, et mélange allègrement l’époque de la naissance du Christ avec la tradition des XVIIIe et XIXe provençaux typiques.

Et que croyez-vous qui s’imposa surtout dans les crèches ? Le tambourin et le galoubet provençaux, les cornemuses de tout bord, et les vielles à roue. C’est-à-dire des instruments de musique 1) éminemment populaires, utilisés dans des milieux pauvres, mal connus des castes supérieures 2) polyphoniques, faisant donc entendre ce qui était le plus redouté des institutions religieuses, l’harmonie entre plusieurs lignes mélodiques (le tambourin est en principe accordé et émet un bourdon de la tonalité dans laquelle joue le galoubet) 3) dont les liens avec la danse et le corps sont évidents, et même directement symboliques pour la cornemuse.

santon Tambourinaire de PellegriniTambourinaire de Pellegrini santon Santibello joueur de zampogna (cornemuse italienne)Santibello joueur de zampogna (cornemuse italienne) santon Joueur de vielle à roue de MalookJoueur de vielle à roue de Malook

Les pouvoirs au-dessus et les « estrangers »

Même si une crèche provençale n’est pas une crèche provençale sans tambourinaire, que la zampogna et la vielle à roue sont bien présentes, il existe encore au moins deux autres catégories de santons musiciens : les anges, d’abord, sortes de métaphores de la caste supérieure (ils jouent souvent des instruments plus nobles… Lyres, violes de gambe, psaltérions).

Santon Ange musicien

Ange musicien

Mais aussi les santons des crèches d’Amérique latine, qui, encore plus que les provençaux, avaient de bonnes raisons d’exprimer leur présence de gens modestes, dans des civilisations construites sur des invasions d’Européens castillans.

Santon mexicain

Santon mexicain

Santon péruvien

Santon péruvien

Santons mexicains

Santons mexicains

Aparté : l’exposant, André Gabriel

André Gabriel est le collectionneur et maître d’œuvre de l’exposition, et réunit chez lui deux ou trois milliers d’instruments, deux ou trois milliers de santons musiciens, et plusieurs centaines d’autres curiosités en tout genre. Prenez un altiste de formation, spécialiste des traditions populaires de Provence et historien de la musique, enseignant au conservatoire de Marseille, ajoutez une grande lampée de génie et une bonne dose de farfelu-isme, vous obtenez ce personnage absolument inclassable qui depuis de nombreuses années et sans aucune recherche d’honneur ni de pouvoir, consacre littéralement sa vie à faire connaître les instruments populaires.

André Gabriel en décembre 2018

André Gabriel en décembre 2018

L’exposition « santons musiciens » se déroule à Saint-Maximin, dans le Var, jusqu’au 10 janvier 2019, à La Croisée des Arts, dans le hall d’exposition.
André Gabriel peut être contacté pour des expositions diverses, d’instruments de musique par exemple, ou des conférences, via l’association Arts et musiques, à Marseille, et son chargé de diffusion Gabriel Melogli : gabriel@artsetmusiques.com  06 17 13 31 55

 

Entendre le son du galoubet et du tambourin, de la  vielle à roue, de la zampogna

« Zampogna » est le simple nom de la cornemuse en Italie, elle est en général fabriquée avec la peau d’une chèvre entière, ce qui est plutôt impressionnant. Ici, Rosario Altadonna : https://www.youtube.com/watch?v=SXkekf-m1U4

Anne-Lise Foy joue de la vielle dans cet extrait pour un balletti, ou bal populaire, bal beaucoup plus fréquent dans les contrées d’oc que ce que les diverses chaînes de radio ou de télévision ne le laissent deviner : https://www.youtube.com/watch?v=fEn4HHo_c-o

Pour le galoubet tambourin, il vaudrait mieux, évidemment, un extrait court, mais je ne résiste pas au plaisir de vous proposer ces deux conférences d’André Gabriel sur la musique provençale. Bon moment assuré.

Partie 1
https://www.youtube.com/watch?v=ktSrhOTlFbE

Partie 2
https://www.youtube.com/watch?v=Jf0u3t2beEs

Envoi

La morale de cette histoire, c’est que le peuple, sa large majorité de personnes constituantes de l’entité d’un pays, sa chair et sa volonté de vivre, son désir d’un monde idéal et parallèle incarné par la musique qu’il compose, joue ou écoute, le peuple, donc, est très souvent écarté d’un monde stratifié par les différentes institutions, dans lequel il n’est plus considéré que comme machine à produire des richesses, richesses qui en général ne lui reviennent d’aucune manière. Pour tenter de modestement s’imposer à la classe des élites, il fraternise, par exemple ici dans les traditions de Noël et de la pastorale, avec la philosophie du Christ ou de François d’Assise, se reconnaît dans la pauvreté des héros de la crèche, et revient leur faire honneur avec les trois instruments les plus populaires et triviaux qui soient : le galoubet et le tambourin, la cornemuse et la vielle à roue.

On peut donc en conclure que lorsqu’on met, violemment ou non, le peuple à la porte, il revient par la fenêtre.

Toute ressemblance avec des événements récents serait évidemment complètement fortuite.