Schubert, Mahler et Greif au Festival de Pâques de Deauville

 In Scénopathie

Un concert chez soi, pour une fois ?

Si on m’avait dit, quand j’ai commencé à écrire mes impressions sur des concerts, que je pourrais écrire un jour « sans concert », je ne l’aurais pas cru : l’émotion musicale est, pour moi, difficilement dissociable de la démarche consistant à aller au concert. Certes, il y a les disques, mais leur objet est différent. Ce qui ne nous avance guère. Les temps ne sont plus vraiment aux concerts. Pour « faire comme si » – je répugne à écrire « pour les remplacer », tant je suis convaincue que rien ne remplace un concert, un moment complice, ému et, surtout, partagé entre des musiciens et leurs auditeurs –, il y a les captations. J’en écoute certaines, mais peine souvent à m’y laisser entraîner comme je le souhaiterais. Parce que, finalement, c’est un peu comme écouter la radio. Et la radio est, certes, une somptueuse archive sonore, mais à aucun moment ce n’est un vrai concert, même si l’on y entend souvent de fort belles choses. Puis je trouve parfois les programmations assez convenues, comme si les « circonstances » étaient prétexte à affadissement, à nivellement, à réitération d’univers souvent dits. Comme si, contraint à demeurer chez lui, le spectateur ne se voyait plus proposer que des programmes très, trop classiques, attendus moments d’un butinage convenu de poncifs qui « font la culture », entre symphonies romantiques et concertos classiques, beautés absolues, certes, mais peu changeantes, et qui précipitent dans l’oubli de grands pans de la musique.

Un festival hors des sentiers battus

À l’évidence, tel n’est pas l’objectif du festival de Deauville, dont on fête cette année la vingt-cinquième édition. Qu’on en juge par sa programmation : les œuvres « du répertoire » y côtoient des pièces plus confidentielles, les compositeurs-monuments flirtent avec les auteurs peu joués, en un va-et-vient toujours stimulant et reposant sur de fécondes mises en parallèle. Yves Petit de Voize, depuis la création de l’événement, s’il est fidèle aux grands noms de l’histoire de la musique, n’hésite pas à les faire heureusement dialoguer avec d’autres, moins prisés des festivals. On a pu ainsi entendre Haydn, Schubert et Beethoven, Schoenberg et Stravinski, mais aussi Pfitzner, Janáček, Suk, Quilter, Bowles, Turina et des compositeurs nés autour de 1950 comme François Meimoun, Philippe Hersant ou Thomas Adès. Du côté des interprètes, la même variété est de mise et les artistes déjà reconnus se mêlent aux jeunes interprètes, les ensembles confirmés aux « nouvelles têtes ». Enfin, certains concerts, lors du festival ou durant la résidence d’été de « l’Août musical », qui permet échanges musicaux, lectures de partitions et élaborations de programmes, font l’objet d’enregistrements « live », sous le label B Records – Deauville Live[1]

Annulée l’année dernière pour cause de pandémie – la résidence estivale avait été maintenue –, l’édition 2021 s’est vue un peu réduite. Cinq concerts au lieu de huit à dix selon les années permettaient d’entendre du 17 avril au 8 mai des programmes très variés mettant en perspective une large palette de compositeurs parmi lesquels Schubert, Schoenberg, Ravel, Chabrier, Infante, Weinberg et Greif. Circonstances obligent, les concerts étaient diffusés en direct sur divers sites internet, mais aussi écoutables durant deux semaines sur ces mêmes sites. J’ai écouté avec un plaisir particulier celui du 1er mai.

Un mariage d’œuvres connues et de perles rares

Associer Mahler, Greif et Schubert dans un seul concert participe d’une volonté particulière d’appréhension de l’histoire de la musique. Mais c’est un choix singulièrement juste si l’on est familier d’Olivier Greif, qui se reconnaissait « enfant de Mahler » et allait volontiers chercher inspiration et émotion chez ses aînés. L’idée unificatrice du programme est aussi proche de l’univers du compositeur : il sera, ce soir, beaucoup question de la mort. Chez Schubert, elle est mythique et littéraire ; Memnon dit l’histoire du héros troyen tombé au combat qui ne peut revivre que quelques minutes au début de chaque jour auprès de sa mère, déesse de l’aurore ; Ständchen est la très célèbre sérénade extraite du Schwanengesang, chant du cygne d’un compositeur aux bornes de la mort ; dans la ballade Erlkönig, Goethe narre à plusieurs voix la mort d’un enfant dans les bras de son père, dans une chevauchée fantastique figurée par un rythme endiablé et persistant. Entre néant – « Nichts » – et survie, la magnifique Symphonie pour baryton et orchestre d’Olivier Greif évoque, sur cinq poèmes de Paul Celan, la difficulté de vivre après la Shoah. Poursuivant l’atmosphère sombre et oppressante laissée par le vers final de Erlkönig : « In seinen Armen das Kind war tod », Mandorl, Psalm, Grabschrift für François, Stehen im Schatten et Tenebrae disent, par la voix tour à tour profonde et légère, hésitante et affirmée, la mort et la disparition, le sang, le néant. Le troisième mouvement, épitaphe de Celan à son jeune fils disparu, offre d’ailleurs une continuité évidente avec la mort de l’enfant chez Goethe. On entend çà et là quelques réminiscences d’un passé musical cher à Greif : voix à découvert évoquant le plain-chant, choral – qui se « déglingue » –, échos d’ornementation baroque, impressions fugitives de polarité, voire de tonalité, souvent contredites aussitôt.

Les Rückert-Lieder de Gustav Mahler s’inscrivent en écho aux trois Lieder de Schubert ; ils disent la nature et les chants (Blicke mir nicht in die Lieder, Ich atmet’ einen linden Duft), l’amour (Liebst du um Schönheit) la solitude, la douleur et la mort (Um Mitternacht, Ich bin der Welt abhanden gekommen), écho assombri, intériorisé, comme contaminé par la Symphonie qui s’est glissée dans l’intervalle. Orchestre et voix se répondent, s’interpellent mutuellement, toujours complémentaires interprètes d’une écriture dépouillée faisant la part belle aux timbres et aux couleurs.

Une autre perle de l’univers greifien terminait la soirée. Écrit en treize jours pour le Festival de Cordes-sur-Ciel, le Quadruple concerto « La Danse des morts » pour piano, violon, alto, violoncelle et orchestre est un véritable concerto-combat. Y dialoguent, en droite ligne du concerto grosso baroque, un ensemble de quatre solistes – leur formation « éclatée », qui séparait le pianiste de ses comparses, probablement pour des raisons d’équilibre sonore dans la perspective de l’enregistrement, difficulté supplémentaire, n’a pas semblé altérer leur cohésion – et un ensemble orchestral plus vaste. Déjà donné ici en 2014 – il est d’ailleurs dédié à Yves Petit de Voize –, il déroule trois mouvements foisonnants de motifs. Dans Le réveil des morts, le compositeur cède à son habitude de « fausser la ligne », ici celle d’un choral, à laquelle les cuivres proposent un contre-chant plus « contre » que « chant ». D’une écriture horizontale aux lignes enchevêtrées sourd un Dies iræ souvent réduit à son ossature rythmique : une suite de huit notes correspondant à la métrique de la séquence. On retrouve cette même esthétique tourmentée dans la ligne mélodique ornée à l’extrême qui commence les Lamentationes Jeremiae : le violoncelle soliste y est rejoint par l’alto puis par le violon et enfin par le piano, auxquels répondent quelques instruments de l’orchestre, parmi lesquels un hautbois particulièrement inspiré. Le concerto se termine par une Danse des morts, tarentelle diabolique en crescendo, au-dessus de laquelle émerge un Dies irae de cuivres ; la danse se perd, se délite, se fracasse, laissant entendre des fragments de ses motifs générateurs avec, toujours, le Dies irae en arrière-plan, immuable.

Une émotion singulière mais palpable

Le concert chez soi est une chose étonnante, certes. On pourrait croire que l’émotion peine à s’y glisser, mais il n’en est finalement rien : l’engagement des musiciens, leur évidente complicité, leur plaisir à se retrouver pour s’approprier des œuvres et en offrir la quintessence à un public devenu très lointain, font des miracles. Le baryton Edwin Fardini – qui remplace quasiment au pied levé Thomas Stimmel, prouesse qu’il convient de saluer tant le programme est dense – révèle dès ses premières notes des qualités qui ne faibliront pas durant le concert pourtant exigeant à la fois techniquement et émotionnellement : voix longue et profonde, belle souplesse, diction parfaitement claire, magnifique soutien. Le jeune chanteur, lauréat du dernier concours « Voix des Outre-Mer » sait se faire tour à tour léger, poignant ou rêveur, endosse avec une simplicité bouleversante les personnages du dernier Lied de Schubert, ballade de Goethe bien connue dans laquelle le roi des Aulnes emporte vers la mort un enfant porté par son père à cheval. La complicité des quatre solistes du concerto est palpable de même que leur engagement intense, répondant à celui du jeune chef Pierre Dumoussaud. Ces musiques les habitent : on sent leur connaissance de ces univers multiples, riches et singuliers, dont le rapprochement ce soir tient de l’évidence esthétique. Voir et entendre cette jeune génération de musiciens se plonger dans ces œuvres denses et singulières, qu’ils servent de façon particulièrement convaincante est un réel bonheur. Serais-je allée à Deauville cette année ? Peut-être pas. Mais j’ai écouté Deauville chez moi, et je puis le réécouter, si je le souhaite – et vous aussi –, pendant deux semaines, en attendant la sortie du disque.

Festival de Pâques de Deauville. Salle Élie de Brignac, le samedi 1er mai 2021. Franz Schubert : Trois Lieder pour voix et orchestre (Memnon, Ständchen, Erlkönig) ; Gustav Mahler : Rückert-Lieder pour voix et orchestre ; Olivier Greif : Symphonie pour baryton et orchestre ; Quadruple concerto « La Danse des morts » pour piano, violon, alto, violoncelle et orchestre. Edwin Fardini (baryton) ; Pierre Fouchenneret (violon) ; Lise Berthaud (alto) ; Yan Levionnois (violoncelle) ; Philippe Hattat (piano) ; Ensemble à vents La Fresque et ensemble L’atelier de musique (dir. Pierre Dumoussaud).

Diffusion en direct le 1er mai à 20h30 puis disponible en replay sur normandie.france3.fr, le site du festival musiqueadeauville.com et la plate-forme Recithall.


[1] La dernière production de cette fructueuse collaboration, Les Chants de l’âme (enregistrement de musiques d’Olivier Greif et Thierry Escaich), a notamment reçu le Choc de la revue Classica.
Photographie : Yannick Coupannec