Soirée mystique et création mondiale au Festival Le Balcon
Trois compositeurs étaient au programme de la « soirée mystique » proposée par Maxime Pascal et son ensemble Le Balcon au théâtre de l’Athénée ce samedi 23 mars : Wagner, Harvey et Suárez-Cifuentes (accompagné pour l’occasion du vidéaste et plasticien Nieto, son associé pour le projet de l’opéra Revelo, dont l’achèvement est prévu pour 2020).
Le mysticisme « humain » de l’amour et de la naissance
Trois compositeurs : autant d’approches du mysticisme et de la spiritualité. Celle de Wagner, dont on connaît l’éclectisme en la matière (auteur de Religion und Kunst [Religion et Art] en 1880, il approcha le bouddhisme par l’intermédiaire de Shopenhauer et lut L’Introduction au bouddhisme indien d’Eugène Burnouf) est ici doublée d’une autre « religion » : l’amour porté à Cosima. Siegfried-Idyll (titré originellement – et longuement – Tribschener Idyll mit Fidi-Vogelgesang und Orange Sonnenaufgang [Idylle de Triebschen avec le chant des oiseaux de Fidi et le coucher de soleil orange]) est en effet un cadeau destiné à sa femme, alors jeune mère de leur fils Siegfried – Fidi. L’œuvre, courte pièce instrumentale, reprend une partie du matériau thématique d’un mouvement de quatuor à cordes en mi majeur esquissé quelques années auparavant – aussi repris dans l’opéra Siegfried auquel le compositeur travaille alors. Les thèmes de « l’Immortelle bien-aimée », du « Sommeil de Brünehilde » et du « Trésor du monde » ainsi que les appels de l’Oiseau, tous Leitmotive de l’opéra en cours, se reconnaissent aisément, auxquels s’ajoute une délicate berceuse de hautbois, évocation du fils du compositeur dont les paroles avaient d’ailleurs été notées sur le carnet de travail de Wagner. Pour cette œuvre, Maxime Pascal, directeur musical du Balcon, a choisi d’éclater les treize instrumentistes de l’ensemble. Seuls sur scène, le quintette à cordes (deux violons, alto, violoncelle et contrebasse) et le basson répondent aux bois (flûte, hautbois, deux clarinettes) et cuivres (deux cors et une trompette) répartis sur toute la hauteur des balcons, au plus près de la scène. Cette option de spatialisation offrait une lecture particulièrement aérée, comme « dépoussiérée », de la partition, donnant la parole aux couleurs individuelles qui s’appropriaient ainsi remarquablement l’espace du théâtre.
L’Agneau mystique INNUBA de Marco Suárez-Cifuentes
Le mysticisme de Marco Suárez-Cifuentes [1] est aussi multiple. Deuxième extrait [2] des douze dispositifs scéniques autonomes que comportera l’opéra Revelo – dont l’achèvement est prévu pour 2020 – présenté au public, L’Agneau mystique INNUBA propose une relecture en musique et en images de fragments de l’Apocalypse de Jean, fil conducteur de l’opéra en cours [3], mêlé à des fragments de la Tentation de Saint-Antoine de Flaubert et de La Conférence des oiseaux de Farid Al-Din Attar. Les deux parties de l’extrait – le découpage binaire est aussi celui de l’Apocalypse – mettent en scène un enfant qui parle, chante, joue/souffle de la trompette et un cor de basset, personnage à part entière du spectacle lyrico-visuel. La musique est en relation étroite avec les accessoires (une tête d’agneau qui brûlera durant presque tout le spectacle, pendant du masque qui englobe littéralement la tête de l’enfant, lui déniant presque toute existence ; une auréole illuminant la tête d’Iris Zerdoud, dont le cor de basset est un stupéfiant alter ego instrumental [4] de Clovis Montes de Oca, l’enfant-témoin-passeur de pensée, agneau humain portant-subissant le sacrifice qui sera sien) les images – dans lesquelles se retrouvent quelques fragments des textes – et les jeux de lumière qui confèrent à cet opéra une dimension multiple dans laquelle le spectateur se cherche, se perd et se retrouve sans cesse, prisonnier des voix retravaillées au fil des minutes (c’est le procédé de live electronics, jeu constant et immédiat sur les voix captées, filtrées, retravaillées puis restituées dans la salle en temps réel à l’aide de haut-parleurs) et des images sans cesse mouvantes, épousant – doubles ou parallèles à l’histoire continuellement réinventée – chacun des instants de la musique.
Le Veda de Jonathan Harvey
Troisième approche, encore différente, celle de Jonathan Harvey – catholique et bouddhiste – dans Bhakti. Conçue et créée en 1982 pour un ensemble de quinze instrumentistes (flûte [et piccolo], hautbois [et cor anglais], clarinette [et clarinette en mi bémol], clarinette basse, cor, trompette [et trompette piccolo], trombone, percussions , piano [et glockenspiel], 3 violons, alto, violoncelle) et une bande quadriphonique (dont le matériau est issu de sons instrumentaux transformés par l’ordinateur), l’œuvre – dont le titre signifie « dévotion » – s’inspire d’hymnes composés en sanskrit védique issus du Rig-Veda (Rgveda), l’un des textes canoniques de l’hindouisme, rédigé entre le XVIIIe et le VIIIe siècle avant notre ère. Les douze sections de l’œuvre sont tantôt enchaînées, tantôt séparées par un bref silence. Chacune d’entre elles correspond à une note principale issue d’un accord-référence de douze sons et trouve son pendant musical dans les choix de textures et des partis pris compositionnels. La bande, qui n’est pas présente en permanence, relaye parfois le jeu des instruments (section VI « les cavaliers volent comme des oies sauvages […] »). Ceux-ci exploitent une multitude de possibles mettant en jeu les processus de variations sur une note (sections I « Était-ce l’eau, infiniment profonde ? », IX « les océans qui s’écoulent […] dans toutes les directions »), les dialogues de sons, les jeux sur des accords (sections II « comme d’indomptables vents… », XI « l’oiseau porte en son cœur la parole… »), les répétitions de motifs, ou les passages aléatoires (sections VI, XII « nous sommes devenus immortels »), les récurrences mélodiques ou rythmiques… L’ensemble dégage une sensation diverse, entre statisme de nappes sonores legatissimo et gestes instrumentaux balayant le registre de l’aigu au grave et inversement (section III « elle […] m’illumina d’un éclair »). Multiplicité d’interprétations, de questions, de réponses… On l’aura compris, Bhakti (la dévotion) interroge comme elle s’interroge, sur le texte et ses interprétations, sur les processus de création et leur perception même, sur les timbres, les hauteurs, l’espace et les mouvements, sur la dramatisation de la musique, sur le matériau sonore lui-même, en constante évolution, sur la mise en regard de l’électronique et de l’instrumentarium « classique » … Ces interrogations, le compositeur en était conscient, qui terminait chacune des sections de la pièce par des phrases issues des hymnes védiques, en guise de prolongation poétique de l’univers musical déployé. Répondant à cette conscience aiguë de la musique même, les membres du Balcon offraient au public, pour cette dernière pièce au programme, une nouvelle preuve de leur extraordinaire cohésion, définitivement placée sous le signe de l’écoute mutuelle et du plaisir musical pur, à l’instigation d’un chef doué non seulement des qualités intrinsèques à sa fonction (on sent la connaissance parfaite de la partition comme de ce qui l’a précédé et de ce qui la suivra, l’analyse intelligente de l’œuvre, celle qui inclut l’écoute et la sensibilité, l’appréhension de la musique comme art multiple) mais aussi de celles, moins évidentes à première vue mais tout aussi nécessaires de curiosité, richesse et « musique même »…
Soirée mystique le 23 mars 2019 au théâtre de l’Athénée à Paris dans le cadre du festival Le Balcon.
Du 27 au 29 mars 2019, L’Agneau mystique, installations et performance de Marco Suárez-Cifuentes et Nieto est présenté, conjointement par Les Saisons Saint-Eustache, l’IRCAM et Le Balcon, à l’Église Saint-Eustache de Paris, de 15h à 17h30, avec Iris Zerdoud au cor de basset.
[1] Le compositeur signe ici sa deuxième collaboration avec Le Balcon. La première, L’enfer musical d’Alejandra Pizarnik, opéra de chambre pour trois chanteuses, trois ensembles et dispositif électroacoustique et vidéo en temps réel avait été créée dans le cadre du festival Paris Quartier d’été en juillet 2012.
[2] Le premier, Tétramorphes ou les quatre vivants (l’Aigle, le Lion, le Taureau et le Jeune Homme), écrit pour l’ensemble Itinéraires, a été créée – dans une première version – dans le cadre du Festival Colombie un Cartel Contemporain 2017 à la Marbrerie de Montreuil, puis redonné le 4 octobre 2018 à la Biennale de Venise 2018.
[3] Cet opéra, qui joue sur la perception et les /des espaces, est le thème de la résidence de Marco Antonio Suárez-Cifuentes à l’Ircam, qui y collabore avec l’équipe Interaction son musique mouvement et le Zentrum für Kunst und Medien).
[4] On se rappelle sa très belle incarnation d’Eva dans Donnerstag aus Licht récemment donné à l’Opéra-Comique par le même Balcon.