Temps, tempo, interprétation

 In Chroniques

D’après Stravinsky, la musique a pour objet d’établir un ordre entre l’homme et le temps.

Il est évident que, pour l’auditeur, l’écoulement du temps ne sera pas perçu d’une manière identique si l’œuvre interprétée est un adagio ou un presto. C’est ainsi que les compositeurs prennent soin d’indiquer aussi précisément que possible ces différences au travers de ce qu’on appelle les indications de tempo. Ce mot italien est en fait employé dans toutes les langues pour exprimer cette particularité de la musique qui est de modeler la vitesse de l’écoulement du temps.

Il importe à ce point de garder à l’esprit la distinction entre vitesse et tempo. La vitesse est un élément objectif ; le tempo une notion subjective. Les deux mots ne sont pas synonymes, mais seulement en relation l’un avec l’autre.

La notation musicale est depuis longtemps basée sur les rapports de deux dans le cas d’un tempo binaire (blanche, noire, croche, etc.) ou de trois dans celui d’un tempo ternaire (blanche pointée, noire pointée, croches pointées, etc.). Mais il va de soi que les émotions humaines ne se situent pas à l’intérieur de rapports arithmétiques rationnels. Cependant, les légères déviations hors de ces rapports, suggérées par la vie même de la musique et qui sont à la base de phénomène vivant qu’est le tempo, ne sauraient être perçues que par rapport à un ordre. Et le premier devoir de l’interprète va consister à établir cet ordre, un ordre assez strict pour que toutes les libertés qu’il sera éventuellement amené à prendre hors de son cadre soient perçues par l’auditeur comme autant de signes de ce qui constitue l’essence de l’art musical : la transmutation en sons de tout le spontané, l’insaisissable, l’inexprimable de la vie.

Dans une lettre à son père du 24 octobre 1777, Mozart critique le jeu de la fille de son ami le facteur de pianos Stein, l’accusant de ne pas jouer « en mesure ». N’ayant jamais établi cet ordre, la jeune pianiste se trouvait évidemment dans l’impossibilité de s’en évader pour obtenir, selon les dires de Mozart « ce qu’il y a de plus important, de plus dur et qui est la chose essentielle dans la musique, c’est-à-dire le tempo ». Se serait-elle exercée à observer exactement les rapports arithmétiques entre les différentes valeurs et la régularité de la vitesse choisie, elle n’en aurait pas nécessairement « obtenu » le tempo, mais elle aurait du moins fait un premier pas dans la bonne direction. Ce paradoxe d’un ordre vivant prenant naissance d’un ordre abstrait est au cœur du problème du tempo et on imagine sans peine que Mozart ait pu en discuter avec M. Stein « deux bonnes heures ».

Il est donc pour nous essentiel — quoique fort difficile — de chasser de notre esprit les idées associées à l’existence du métronome. Depuis son invention au début du XIXe siècle, les musiciens ont été amenés petit à petit à accepter cette idée totalement fausse selon laquelle le tempo ne serait jamais que la vitesse des valeurs qui forment la trame du discours musical, toutes liées les unes aux autres par des rapports arithmétiques. Le tempo n’est pas une entité abstraite susceptible d’évaluations scientifiques. Le tempo est une expérience vécue, celle de la progression intérieure du flot musical, elle-même expression des émotions créatrices du compositeur. Il appartient ainsi à l’interprète de révéler ces émotions par une lecture de l’œuvre qui va bien au-delà de la stricte observation des différentes valeurs de la partition. Car une partition musicale n’est rien d’autre qu’une sorte de script. Ainsi, à titre d’exemple, une noire n’est ni une croche ni une blanche, mais peut se situer éventuellement entre ces deux limites. Et c’est le rôle de l’interprète que d’interpréter précisément ce script au sens propre du terme aux fins de révéler la pensée créatrice de l’auteur et non point, comme on le croit généralement, d’imposer sa propre interprétation de l’œuvre exécutée. Cela explique que certains interprètes aient une affinité intérieure avec certains compositeurs au point d’en devenir les interprètes types. On pense ainsi à Gieseking à l’égard de Debussy, à Cziffra pour Liszt, Cortot et Chopin, etc. Est ainsi mis en lumière le rôle central de l’interprète dans le phénomène musical. Une anecdote illustrera ce point.

Au siècle dernier, Gaston Poulet, avant de devenir un chef d’orchestre en vue, était à la tête du quatuor qui portait son nom. Il me raconta un jour qu’il avait sollicité de Debussy la possibilité de venir lui jouer son propre Quatuor en sol mineur. À la fin de l’exécution, Debussy resta de longues minutes silencieux, à la grande inquiétude des quatre musiciens, pour finalement grommeler : « C’est pas ça du tout », mais avant d’ajouter : « mais, voyez-vous, Messieurs, je crois que vous m’avez révélé mon Quatuor. » Or, il va sans dire que le respect du texte avait été la priorité des exécutants. Cela prouve combien est large la lecture de ce texte, au point d’en révéler toute la portée à l’auteur lui-même.

L’interprétation musicale reste ainsi un domaine quelque peu mystérieux dans la mesure où elle implique, au-delà du texte de la partition, comme sa lecture intérieure. L’interprète est ainsi partie intégrante de la création musicale et les grands interprètes sont ceux qui, tout en restant fidèles au texte, savent en révéler toute la portée. Il s’agit là d’une grande responsabilité : imaginons un instant que La Joconde ne nous ait été connue que sous forme de schéma auquel seuls des « interprètes » auraient su donner vie. Or c’est précisément le cas pour des œuvres musicales : Don Giovanni est un chef-d’œuvre du même ordre mais rares sont ses interprètes à réaliser l’étendue de leur responsabilité.

Ainsi temps, tempo et interprétation se trouvent au cœur de l’art musical.


Illustration : Bataille dans le ciel (détail)| Nicolai Roerich, 1912 | State Russian Museum, Saint-Pétersbourg.