Traité de la pomme de terre ; de l’injustice face aux sorbets
Ami,
De même qu’est dénigrée l’importance des ponts et de la remontée de rivière par les saumons sauvages [1], de même la Métaphysique des mœurs dénigre tous les aspects formidables de la pomme de terre et des calamars (mais aussi de l’ontologie du crabe, de l’espadon voilier bleu et du bélouga), intéressons-nous aux propriétés de la pomme de terre, selon un principe architectonique idiosyncrasique, et des différentes natures qu’elle peut exciter.
Celle-ci, de l’espèce des solanacées, est d’apparence disgracieuse. Et si pour le dernier des béotiens, l’apparence inharmonique de la pomme de terre est aussi importante qu’une racine de pissenlit, il n’en va pas de même pour nous et nos recherches. En effet, d’où vient l’écart cruel entre les propriétés merveilleuses de la pomme de terre, et son aspect crapoussin, irrégulier et insipide comme la mort ? Pourquoi les sorbets, polychromes chatoyants, aguicheurs, nous bariolent-ils la vue, nous attirent-ils avec leur suave parfum vanille chantilly ? Pourquoi ne pouvons-nous y résister alors que nous dédaignons la pomme de terre qui a pourtant plus de mille vertus face à ces faussaires calorifiques et colorés ? Prenons plusieurs exemples, que bien entendu, nous ne présenterons pas dans l’ordre. À savoir : un chasseur, un historien, un clochard céleste, un amoureux transi, D’Artagnan, le bon roi Dagobert et une poignée de contemplatifs oisifs.
Tout d’abord, la pomme de terre est un mot composé de la langue française. À ne pas confondre avec le syntagme figé hé patate ! Comme indiqué, elle a de multiples usages, à la fois comme vocable, expression et tropisme. Elle n’est cependant pas un verbe, si l’on excepte un syntagme verbal poétique, se faire patater la gueule, voire plus ésotérique, se pommifier dans la terre (mais ce ne sont là que des syntagmes, et ils ne répondent pour ainsi dire, à aucune règle). Et, fort heureusement pour nous, elle n’est pas un verbe défectif. « Ouf », songent en cœur les historiens en Patagonie.
Ensuite, la première de ses qualités, et non des moindres, est de nourrir l’homme. Comme le disait Voltaire, celle-ci est un « véritable trésor nutritionnel [2] », car elle possède tout ce dont l’homme a besoin ; vitamines, glucides, nutriments, etc. Une pomme de terre est triviale, on la trouve partout, peu onéreuse, et d’un caractère fort accommodant (que les béotiens stupides qualifieront de manque de caractère, ou de saveur, ou de robe, ou autres billevesées sans imagination, etc.). Or, cette facilité d’accès, cette « accomodance », cette humilité cache une réalité beaucoup plus riche et profonde, qui échappe au commun.
Il est de plus indéniable que la pomme de terre devrait être l’aliment de prédilection de l’amoureux transi. Non seulement elle comble son peu d’appétit très rapidement, mais elle lui apporte de surcroît tous les nutriments nécessaires à sa santé (que l’on sait fragile et carentielle). Elle permettra ainsi à son esprit usé de ne pas s’exercer trop vainement sur des chimères, d’écrire des vers en alexandrin et en rime riches, et de maintenir son équilibre sur ses deux jambes si d’aventure notre amoureux voulait chanter sous le balcon de sa dulcinée. De plus, son apport en vitamine C possède des propriétés antioxydantes, et permet ainsi à l’amoureux de vibrer plus longtemps et avec plus de feux ; celles de la famille des vitamines B facilite les échanges nerveux et dispose ainsi l’amoureux à résister aux assauts les plus terribles de son émoi. L’amoureux transi aura ainsi une impression de satiété de corps et de cœur, même si la connaissance qu’il a des vertus de la pomme de terre lui semble au premier abord obscure, confuse, et quelque peu grotesque. Il déniera, et dénigre d’ailleurs souvent en bloc, les aspects bénéfiques de cet aliment, préférant les mets qu’il juge plus raffinés (mais ce ne sont là que calembredaines de poète, car celui-ci n’a aucun esprit de finesse en matière culinaire; tout est concentré dans le cœur) et en adéquation avec l’amour immaculé, pur et inconditionnel qu’il voue à l’objet de sa convoitise.
Mais laissons là notre sigisbée et parlons plutôt d’une espèce en voie de disparition (il se pourrait que quelques comparses aient été observés en Patagonie, mais rien n’est moins sûr) : l’historien. Personnage qui, à l’instar du poète, dénigre fort la pomme de terre en lui préférant les sorbets.
Il est vrai que l’historien a peu d’appétit, et s’il en a, il le consacre surtout entièrement à Nerval, Rimbaud, Balzac et le soldat inconnu. Il se déplace les yeux ombragés, traversés parfois par des lumières aqueuses, et s’interroge souvent sur la qualité du glacier en dessous de la Seine.
Nul doute concernant la qualité dudit glacier : c’est le meilleur de Paris ! Car oui, même un historien aime les glaces, comme tout le monde, même s’il préfère les sorbets (surtout poire) aux autres saveurs.
Que vient donc faire la pomme de terre ici, parmi les saveurs de notre sorbetière en deçà de la Seine ? Si tout cela, pour les néophytes, à autant d’intérêt qu’une mouche qui pense (ou d’avoir une mouche dans le casque), c’est au contraire d’une importance extraordinaire pour l’historien, qui se fait par la même, dialecticien. Comment concevoir en effet :
- La laideur ;
- L’Histoire (la possibilité même de) ;
- Le goût.
En effet, pourquoi la pomme de terre ne scelle-t-elle pas ses propriétés par une auguste beauté ? Pourquoi un tel paradoxe entre l’apparence et le goût ? Entre la monotonie neurasthénique bistre de la pomme de terre et le miracle culinaire de la multitude de ses recettes, ainsi que de ses propriétés alexipharmaques ? Un mystère tout à fait socratique qu’il fallait élucider pour l’historien.
En réalité, il cherche dans le mauvais sens, puisque la véritable origine est tout autre : Dieu, ému par l’enthousiasme de la petite vierge noire, a bien voulu un jour lui accorder sa première importante mission : changer le monde grâce à la pomme de terre. Il lui donna quelque chose qui ressemblait à une pomme, mais en bleu turquoise et qui sentait le mimosa et les pins en hiver, sous le soleil de ma mer. Hélas, nous savons tous ce qu’il s’est passé… La petite vierge noire, aveuglée de joie et par la gloire de Dieu, qui nous savons, est très difficile à supporter sans une paire de lunette de soleil adéquate, se pris les pieds dans la toge divine, et tomba le nez par terre. La pomme bleue tomba elle aussi, mais dans une flaque de boue (nous étions le lendemain du déluge). Au contact tellurique, la couleur se fana, l’odeur s’évapora, et il ne resta guère qu’à la pomme de terre ses propriétés bénéfiques et caloriques pour l’organisme. La petite vierge noire en pleure encore de honte, et se prend parfois à trembler.
Mais revenons à notre historien, que Dieu laisse tout entier se perdre dans les méandres de ses intrigues. Car après tout, sillonner les abysses et sonder les profondeurs des choses pour en saisir le sens (voire une ligne dialectique, voire rien) est le propre de l’historien. Dieu sait bien que tout cela est un peu absurde, que souvent, l’historien peut tourner autour du pot longtemps avant de trouver la véritable voie (comme nous l’avons montré avec notre pomme de terre). Mais Dieu est grand, et surtout distrait, avec une petite faiblesse pour les êtres sensibles, craintifs et terriblement pacifiques. Et, il faut le dire, il aimait bien cette petite créature mélancolique.
Celui-ci, sans moustache désormais, traverse Paris, à la fin de la journée, passe sous le Pont neuf, près du sorbetier dont il regarde la carte :
Sous le pont Mirabeau coulent les sorbets
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
Parfum pêche, lilas, pamplemousse-fraise
Vienne la lune sonne l’heure
Passion-coco je demeure
Il en était là de sa lecture, quand l’éclat particulier d’une pensée, vive comme une douleur articulaire, émergea de son esprit divaguant sur les saveurs et les parfums suaves vanilles-prune et mangue-chantilly. Point de pomme de terre dans la carte des sorbets ! Il y a bien pistache, chocolat, wasabi, pâturage, ciboulette, pastis, anis, pomme, poire, et toutes les déclinaisons de fruits rouges ou fruits de la passion, courgette même ou potiron (ce sorbetier sous la Seine, un peu plus loin, à 95,7 mètres en prenant sous votre gauche du pont Neuf, justement, était vraiment très audacieux)… Mais point de patate, ou patate douce, pomme de terre des champs ou vitelotte. Pas une saveur. Disgrâce infâme.
D’où l’état stupéfait de son esprit, car, il faut le dire, sans pomme de terre, pas d’histoire, pas d’États-Unis, pas de peuple sauvé de la famine, pas de rue, d’allée, de station de métro Parmentier (donc pas de Paris, capitale des amants, pas de sorbetier sous la Seine), pas de gratin, pas de tartiflette, de purée, de sauces, de frites, de potatoes, de tortillas, de soupe irlandaise, de ragoût, de bœuf bourguignon, de sautés, de vapeur, de pomme des champs, sautée, de pomme au four… RIEN… Bref, sans la pomme de terre, pas d’Histoire possible ni de Royaume-Uni.
Dieu aussi avait bien compris tout cela. C’est pour cette raison qu’il inventa la pomme de terre, les trois mousquetaires et le jugement réfléchissant chez Kant.
[1] Sage espèce animale à la chair rosée, aux propriétés magiques, curatives et gustatives… (Il me semble que c’est d’ailleurs cela que cherche la servante dans le coffre de La Venus d’Urbino « Cécile, où avez-vous mis le saumon de Madame ? »)
[2] Dans son célèbre plagiat de Pascal, Micromegrasse.
Illustration : Loïc Alsina