Tristan und Isolde à Bayreuth : aimer jusqu’à la mort
Tristan et Isolde, ce sont ces deux jeunes gens que tout devait éloigner – le premier n’est-il pas l’assassin du fiancé de la seconde ? – et que les circonstances – en l’espèce, un philtre – ont rapprochés malgré eux. Mais Isolde, comme souvent pour des raisons politiques, est fiancée, puis mariée à Marke, roi de Cornouailles et oncle de Tristan. Cet amour coupable ne peut que mal finir. Il en sera ainsi et la mort sera l’issue inéluctable de ce qui, d’une légende médiévale, deviendra un mythe, faisant de Tristan et d’Isolde un des symboles de l’amour, à l’instar de Lancelot et Guinevere, autre émanation des romans de la Table ronde, ou de quelques héros mythologiques (Psyché et Eros, Philémon et Baucis, Zeus et Ganymede parmi tant d’autres). Plusieurs versions de l’histoire se sont succédées, en vers ou en prose, en français, en anglais ou en allemand, que l’on doit notamment à Béroul, Thomas ou Gottfried von Straßburg pour ne citer que certains des auteurs les plus connus, sans parler des versions anonymes. Richard Wagner, qui compose son opéra principalement entre 1857 et 1859 [1] s’est inspiré de Gottfried. Il prend l’histoire au moment où Tristan conduit Isolde à Marke (acte I), conte la découverte de l’adultère par Marke au terme d’une nuit d’amour des jeunes gens (acte II) puis la mort des amants (acte III).
Une progression dramatique constante jusqu’à l’inéluctable
Le prélude, qui donne à entendre le fameux « accord de Tristan », d’ailleurs déjà utilisé avant Wagner notamment par Beethoven et Chopin, est proposé dans un tempo particulièrement rapide. Il dégage ainsi une impression de mouvance, d’avancée continuelle, d’élans successifs, confinant parfois presque à l’urgence, tout en demeurant toujours exactement en place. L’éventail de nuances s’y révèle particulièrement large, du triple piano au triple forte ; les dynamiques, les jeux sur les couleurs de timbres sont tout à fait remarquables, les leitmotive sont entendus mais nullement martelés, émergeant subtilement de la masse orchestrale. Dès avant le lever de rideau, le ton est donné : il sera à la fois passionné et fin, et assumé comme tel par un Christian Thielemann à son meilleur.
Le premier acte voit dans un enchaînement de cinq moments la construction de la passion des jeunes gens, entre désir mortifère et passion amoureuse. Katharina Wagner, qui signe la mise en scène – très controversée et encore généreusement huée ce 1er août 2019, quatre ans après sa création – , choisit de le situer dans un enchevêtrement d’escaliers évoquant les Carceri de Piranèse. Pourquoi non ? Le lieu figure un univers à la fois mouvant et immuable, angoissant aussi, et dont il est aussi impossible de s’échapper que d’un bateau : les amants sont bel et bien prisonniers d’une histoire qu’ils n’ont pas choisie. Tout au plus choisiront-ils, en versant le philtre dont ils veulent mourir sur leurs mains au lieu de le boire, d’assumer la vie en même temps que leur amour. D’ailleurs, Isolde le rappelle, cet amour n’est pas né en ce lieu mais auparavant, quand la jeune femme, émue par le regard d’un Tristan pourtant meurtrier de son fiancé, a renoncé à sa vengeance, scellant ainsi leur sort à tous deux.
Née en un lieu clos, la passion du couple s’assouvit, durant l’acte suivant, en un autre lieu clos : prison dont Kurwenal et Brangäne, qui y sont aussi enfermés, ne peuvent s’échapper; dont Tristan et Isolde ne veulent s’échapper. Ce duo d’amour particulièrement long – environ la moitié de l’acte, plus de quarante minutes de musique en progressions successives jamais réellement abouties, enchaînant chromatismes et relais mélodiques entre les protagonistes, dit l’indicible : la mort y est omniprésente, dans la musique comme dans le jeu scénique. Trois parties distinctes structurent l’air. Dans la première, les amants se construisent un lieu à eux, prison volontairement choisie, échappant ainsi aux regards matérialisés par les projecteurs maniés au-dessus de la scène par les membres de la suite de Marke. Ils tournent ensuite le dos au public, matérialisant ainsi une autre manière d’intimité, qui rompt d’ailleurs très heureusement avec la traditionnelle position frontale des chanteurs par rapport au public. Dans la dernière partie, ils apprivoisent eux-mêmes leur enfermement, jouant tour à tour à s’en délivrer et appelant à nouveau la mort. L’arrivée de Marke met fin au duo : il déplore la trahison dont il est victime et fait du jaloux Melot l’instrument de sa vengeance. Katharina Wagner s’éloigne de la version de Gottfried pour faire allusion à la version en prose du roman — dans laquelle le roi est à l’origine de la blessure mortelle de Tristan. Ici cependant, Marke n’exécute pas lui-même cette besogne, il en charge un subalterne, qui ne l’emportera pas en paradis, tué aussitôt sa traîtrise accomplie par l’écuyer de Tristan.
Le dernier acte est celui de la mort. Agonisant, veillé par son fidèle Kurwenal et par un pâtre qui guette l’arrivée d’Isolde, Tristan délire. Des brumes de son imagination se détachent des images du passé, matérialisées dans des triangles dans lesquels il est tentant de lire la figuration du trio Marke-Tristan-Isolde. On y aperçoit cette dernière, parée du voile de mariée déchiré par les deux jeunes gens au premier acte, que son amant ne rejoint que pour mieux la perdre. Quand la jeune femme arrive enfin vraiment, c’est pour recueillir le dernier soupir de Tristan, auquel elle ne survivra pas. Marke, qui a assisté au double trépas, emmène alors sa femme, l’arrachant définitivement – symboliquement par-delà la mort même – à son amour interdit.
Relire le mythe et le prolonger, l’oublier peut-être ?
Jouant sur les ambiances et les objets, les éléments de scénographie balancent entre réel et irréel. L’amour interdit est nocturne mais sa préfiguration est déjà obscure. Le voile blanc symboliquement déchiré laisse entendre dès le premier acte ce qui ne sera pas. Le couteau est à la fois image de la mort recherchée par les amants, évocation de la blessure autrefois reçue de Morholt, le fiancé d’Isolde, et bien tangible instrument de l’exécution de Tristan. Katharina Wagner à la mise en scène, soutenue par les décors minimalistes de Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert ainsi que par les jeux de lumière suggestifs de Reinhard Traub, propose une accumulation d’éléments symboliques qui outrepassent Wagner et convoquent toutes les versions de la légende. On pourra certes trouver cette relecture radicale par la distanciation qu’elle impose mais, après tout, les metteurs en scène en proposent souvent (Calixto Bieito, Bob Wilson, Romeo Castellucci, Sasha Waltz…) et c’est aussi leur rôle que de jouer de la musique et du texte pour aller chercher le spectateur là où il ne s’y attend parfois pas.
Évoluant dans cet univers trouble et parfois dérangeant, musiciens et chanteurs se font remarquer par leur excellence. J’ai déjà évoqué la direction à la fois souple et précise de Christian Thielemann, qui joue avec les volumes sonores sans surdramatiser une partition déjà foisonnante. Les solistes se détachent sans ostentation, les leitmotive s’entrecroisent librement en un contrepoint délicatement mis en valeur. Du côté des chanteurs, Stephen Gould (Tristan) et Petra Lang (Isolde) sont des amants particulièrement engagés : jamais résignés, ils ont choisi d’assumer ce qui leur était imposé : la passion, du murmure au cri, sans hésiter à aller chercher les limites de leur vocalité, parfois même au-delà, jusqu’à quelques – rares – pertes de contrôle, et dès les premières notes. Leurs confidents-alter ego Kurwenal (Greer Grimsley) et Brangäne convainquent, la seconde plus constante que le premier, bien meilleur dans le troisième acte. L’homogénéité du timbre de Christa Mayer, qui joue entre intensité et expressivité, donne à son personnage une profondeur difficilement oubliable et son timbre s’accorde en outre parfaitement à celui d’Isolde dans leurs duos (actes I et II). Armin Kolarczyk campe un Melot très convaincant, abrupt à souhait en jaloux frustré par qui le scandale arrive. Quant à Marke (Georg Zeppenfeld), il joue parfaitement son rôle de faux faible – vrai sale type, entre lyrisme volontairement retenu et moments d’exaspération assumés. Tansel Akzeybek joue de manière particulièrement habitée le pâtre de l’acte III et le jeune marin (un peu hâtif et tremblé toutefois) de la scène initiale. Kay Stiefermann est peu là, de même que le chœur (Festspielchor), mais toujours très à-propos.
Une musique qui reste, même si l’on n’est pas un fervent wagnérien – ce qui est mon cas – un monument incontesté qui a inspiré des générations de compositeurs et ne sait laisser indifférent, servie par des acteurs qui ne savent pas – et ne le souhaitent certainement pas – laisser indifférent : n’est-ce pas le propre de l’opéra que de susciter cela ?
Tristan und Isolde, de Richard Wagner | Mise en scène : Katharina Wagner | sous la direction de Christian Thielemann | Bayreuth Festspiele 2019.
Photographies : Bayreuth Festspiele 2019 | © Enrico Nawrath
[1] Il ne sera créé que le 10 juin 1865 à Munich, sous la baguette de Hans von Bülow.