Triste sérénade de la viole et du violoncelle de Bougainville

 In Poésie

À Laurence Musso et pour Thierry Pécou & Silvia Lenzi

La narratrice idéale est Agnès Mellon car elle a le ton pour cela. Outre les instruments, on compte un chœur à quatre voix. Quoique des pauses soient ménagées pour laisser la musique parler seule, les dialogues seront chantés (avec les effets d’incise de la narratrice) et la narration parfois psalmodiée avec toujours la musique en continuo.

C’était sur l’océan calmé par le récif tout près des côtes d’une île nouvelle : le bateau tantôt s’endormait dans un couché de soleil flamboyant, tantôt se réveillait dans la musique et la fraîcheur du matin. C’était protégé par la barrière de corail : les rouleaux du Pacifique scandaient le temps au loin, mais rien ne bougeait sur le rivage, rien ne frémissait dans les branches des cocotiers. C’était toujours au moment où les oiseaux chantaient pour annoncer le lever ou le coucher de soleil. Alors on donnait une sérénade sur le navire de l’amiral Bougainville, les musiciens étaient modestes, quoique bien apprêtés de leurs beaux habits de marins. Bougainville écoutait, les oiseaux écoutaient, les Tahitiens sur la plage écoutaient.

Rouleaux du Pacifique

Là, sur ce bateau, il était un clavecin qui était amoureux d’une viole de gambe, il lui déclarait sa flamme avec la ferveur et l’audace juvénile, mais la viole, farouche, répondait timidement dans la plus grande bienséance. C’est qu’elle était toute belle cette viole, elle était entièrement incrustée de nacre et parée d’une tendre tête de princesse. Aussi le clavecin redoublait toujours d’éclat et de distinction pour la convaincre. L’archet qui était la conscience de notre demoiselle et pour ainsi dire le fond de son âme lui parlait ainsi :

 « Crois-tu aimer le clavecin et vouloir l’épouser ? »

Elle de répondre :

« Grand-père, il est élégant et courtois et c’est un bon parti, j’hésite tant ! »

 Et l’affaire, chaque jour, en demeurait au même point ainsi accompagnée du chant des oiseaux.

Dialogue du clavecin et de la gambe accompagné des oiseaux

Bougainville dans son fauteuil pensait en homme des Lumières :

« Ah, que ce chant et beau et que l’air est frais : à entendre la sérénade il y a du bon dans notre civilisation bien qu’elle soit cruelle et rapine, qu’elle eût tant de guerres et que nous n’ayons pas le droit de priver les Tahitiens de leur belle terre en nous l’accaparant ! »

Et il entendait au loin dans la forêt la danse des indigènes.

Au loin dansent des Tahitiens

Un jour qu’il y eut un échange commercial avec un bateau espagnol, un beau violoncelle verni de rouge satiné fut porté au navire. Bougainville trouva en son équipage un cuistot italien qui savait en jouer. Comme l’archet en était perdu, on prit le parti d’échanger durant la sérénade entre la viole et le violoncelle l’unique archet. De main en main tant bien que mal l’archet s’acquittait de sa double tâche, car normalement le violoncelle a un archet inversé. Aussi la viole dialogua avec le nouveau venu et pour elle ce fut une apparition.

Merveilleux dialogue alterné de la viole et du violoncelle accompagné par le clavecin un peu rageur.

« Que je le trouve beau, dit-elle à son confident l’archet, il est fluide et habile, il est plein de résonance et de brillant, et avec ma petite voix implorante j’ai envie de me blottir dans ses bras solides ».

« Prends garde à ne pas t’égarer ma toute jolie, lui répondit, fort contrarié, l’archet, cet instrument ne peut que te nuire, sa voix est trop forte et ne peut comprendre ni même entendre aucun de tes ornements : tu n’es pas faite du même bois et vous n’êtes point assortis ! C’est un rustre, il est rugueux et quintoit [1] ! Bien plutôt le clavecin est de ta distinction et sied à ta finesse. »

« Mauvais conseillé ! tu ignores que l’amour ne s’explique pas et n’a cure des apparences, je l’aime, voilà tout ! »

Et de ce jour l’archet fut d’une grande taciturnité, se gardant de donner son avis. Pour autant, il se mit entre eux deux et maltraita les cordes du violoncelle.

Ah combien, au final, ils étaient malheureux de ne pouvoir chanter ensemble ! Combien le regard de l’archet et du clavecin les chagrinait… le jeu du clavecin s’était terni, jaloux, humilié, il n’avait plus cette étincelle. Bougainville s’était lassé ou bien avait-il trop à faire avec les astrolabes, ou bien encore la faim se faisait ressentir sur le bateau maintenant au large et désespérant d’une terre.

Piteuse tristesse de tout le monde à bord, jérémiade des marins.

Tandis que le clavecin était rangé dans sa caisse en forme de sarcophage, à l’abri de l’humidité, on avait délaissé depuis plusieurs jours la viole et le violoncelle enlacés l’un sur l’autre dans un canoë suspendu au rebord du bateau. Ils étaient restés là après avoir joué sur la plage pour le départ du navire. C’était la nuit au large, bien loin du monde, lorsque le violoncelle éleva sa prière :

« Ah ! Puissions-nous sur ce rafiot partir ensemble, loin, loin de cet univers hostile et chanter sans contrainte d’une même voix ! ».

« Mais l’archet sera toujours contre nous, regarde : il est sur le nœud de la corde qui nous attache au grand navire… »

« Ah ! puisse une aide nous être portée ! »

Aussitôt se posa un bel oiseau. Le violoncelle lui dit alors un bref son. L’oiseau s’approcha. De son bec il pinça la corde. C’était pour lui ludique : il se fit à l’instant complice. Or l’archet furieux vint frapper l’oiseau qui rétorqua en emportant l’archet dans les cieux, le jeta sur le rebord du grand navire… l’archet se brisa, puis chut en l’eau.

Bataille de l’oiseau et de l’archet

« Malheur à toi douce Viole ! dit l’archet en mourant , vois ce qu’a fait de moi ton effronté de soupirant et son complice ! Tu n’as plus de conscience, ta passion te perdra ! ».

 Et la viole pleura sur son grand-père.

 Pleurs en staccato et en harmonie de la viole

 « Console-toi ! rétorqua le violoncelle, regarde l’oiseau a compris ma prière ! il défait le nœud du bateau : à nous la liberté, fuyons ! » 

Fugue

Alors l’oiseau ouvrit grand ses ailes et frotta de l’une et de l’autre tout ensemble les cordes de la viole et du violoncelle. Et pour la première fois, ils purent chanter ensemble.

Magnifique chant de la viole et du violoncelle

Puis l’oiseau s’envola dans la nuit. La lune était belle sur l’horizon immense, les vaguelettes cajoleuses, le monde sublime. Tout d’un coup passèrent des baleines, des baleines lumineuses, blanches, joueuses, géantes. L’un contre l’autre, d’un bonheur plein d’humidité réchauffée par l’étreinte des sentiments, ils entendaient le chant des baleines, ils admiraient le ballet immense : au loin s’immergeant, jaillissant les lourds corps sous le clair de lune ! [2]

Ballet et chant des baleines

« C’est merveilleux ! le monde est une immense étendue d’eau jusqu’à l’infinie… et dessus ! tant d’étoiles !… Je t’aime ma tendre Viole »

« J’ai peur ! il me semble qu’on ne pourra jamais retourner et qu’il n’y a nulle part où aller… »

« Ne t’inquiète pas, je suis là pour te protéger, je n’aime que toi, je n’aimerai jamais que toi ! »

« Alors je suis apaisée et tranquille en tes bras… »

 Soudain surgit une pirogue toute pleine d’aborigènes en l’obscurité. Ils chantaient en rythmes pour se donner du courage. Une grande clameur se fit entendre quand ils virent le canoë. Ils convoitaient bien quelque chose ! Ils l’accostèrent. Ils s’emparèrent de la viole, au couteau en défirent toute la nacre, comme ils étaient en grande nécessité de ce matériau pour décorer la proue de leur pirogue, les figures de leurs statues. Ils prirent tout autant les beaux yeux de sa tête, et cinq de ses cordes n’en laissant qu’une trop bien attachée. Ils négligèrent le violoncelle du fait qu’il était sans décoration.

Saccage de la viole

Puis ils repartirent comme ils étaient venus. Alors pour la dernière fois, la douloureuse viole chanta son plus beau chant avec son unique cordon.

« Las ! Je sens la mort qui déjà me glace… mais l’amour, l’amour pour toi est la dernière pensée de mon âme. Vois-tu, je ne regrette rien, ta voix continuera la mienne… »

Chant d’agonie de la viole

Elle était atrocement blessée, l’espoir demeurait pourtant au violoncelle, il voulait tant qu’elle vive ! Il éleva une autre prière :

« On peut te restaurer ! te gommer les outrages des couteaux ! t’incruster de nouveau d’une nacre plus précieuse encore ! te sculpter des yeux bien plus doux… va ! Puisse-t-il surgir une aide pour que l’on retrouve les êtres humains avant que tu ne rendes l’âme et combien le temps presse… je t’aime tant, je te sauverai ! »

Cri du violoncelle

C’est alors que bondirent des dauphins et qu’ils s’accolèrent à la coque pour, en toute rapidité, chercher à rejoindre la grande terre.

« Tu vois tout n’es pas perdu, tiens bon ma toute belle ! ».

Un rorqual dispersa les dauphins, effrayés et craignant pour leur vie. De son immense queue il fracassa l’embarcation et par le même coup la frêle caisse de la viole.

« Je meurs. »

Le violoncelle, impuissant, mais sauf, flottait sur l’eau et le vent faisait frémir ses cordes et elles pleuraient, pleuraient de détresse, « non ! non ! »[3] disaient-elles jusqu’à ce que le dernier bois de la viole sombre au-dessous des flots.

Puis, ce fut un silence d’étonnement, celui du drame accompli.

Le silence des pleurs

 Sans courage, le violoncelle se laissa porter à la dérive. Il échoua sur un îlot. Il y avait là, dans la végétation, un ermite sage, une guitare, qui était posée sur le squelette d’un pirate. Elle vit le violoncelle et l’éveilla doucement. C’est alors que les pleurs vinrent en quantité incroyable dans les yeux ou plutôt les ouïes de Violoncelle.

« J’ai perdu ma moitié… j’ai perdu l’amour de ma vie… elle n’est plus ma toute belle… Ma viole de gambe… »

« Parle ! Parle d’elle beaucoup ! exprime-toi, déverse ton chagrin : c’est ainsi que se fait le travail de deuil. Et pendant que tu reprends conscience et pendant que dans les pleurs tu t’abîmes, je vais te chanter de tendres paroles, celles du genre musical de la consolation en hommage à ta bien-aimée, ne m’écoute pas, laisse le son te bercer, il te suffit d’entendre… »

Consolation sur la mort de la viole par la guitare-ermite

À peine la consolation fut-elle achevée que les Anglais accostèrent sur l’île. La guitare alla se cacher dans les feuillages humides : elle ne voulait pas retrouver la civilisation. On ramassa, à côté du squelette, une cassette remplie de diamants et de broches d’or. On l’admira quelque peu — c’était ce que l’on cherchait — mais ce devait être une habitude que ce genre de trésors… bien au contraire, toute l’attention se portait sur le magnifique violoncelle miraculeusement intact quoique gonflé d’eau.

Air guindé des Anglais et leur stupéfaction

« J’ai été enseigné chez les luthiers, dit le charpentier de la britannique nef [4], je sais comment faire pour sauver le bois et le bien sécher, nous allons l’offrir au capitaine, n’est-il pas ? »

« Il est en effet ! » répondirent les autres en chœur.

C’est ainsi que, du navire de Bougainville, le violoncelle passa à celui du fameux capitaine Cook.

Quand il fut sorti de sa convalescence, et qu’on lui eut donné un nouvel archet qui était, comme on l’a dit, dans le sens inversé de celui de la viole, on mit le violoncelle dans les mains d’un gentleman musicien, il sonna bien plus fort qu’auparavant. Or Cook avait un piano-forte, instrument récemment à la mode, et qui commençait à faire ses preuves et même à concurrencer le clavecin. Violoncelle s’accordait à merveille au son puissant de Piano. Leurs élans étaient vigoureux ! La joie s’empara de notre ami, il connaissait une chaleur inconnue, il oubliait même ses malheurs et sa chère viole… il lui semblait n’avoir jamais été en telle osmose avec aucun instrument.

Heureux dialogue du piano et du violoncelle

Le piano se mit à l’aimer tendrement d’une fraternelle amitié, et le violoncelle lui vouait la gratitude que l’on doit à celui qui nous sauve la vie.

Rires du piano et du violoncelle

Or un jour que le bateau était amarré à Portsmouth, la jeune fille du capitaine voulut pour son retour lui faire une surprise. Elle porta sur la nef sa harpe devant le capitaine et fit un joli concert. Le violoncelle vit la harpe et la trouva charmante. Il s’en entretint avec l’archet devenu sa nouvelle conscience :

« Que penses-tu, grand-père, de la harpe ? Ne devrais-je pas l’épouser ? »

« N’étais-tu pas heureux en la compagnie du piano ? Veux-tu renoncer à un tel concert en harmonie ? Écoute ta nature et fais le bon choix ! »

« Le piano est très apte à faire cavalier seul et sa voix peut très bien s’affranchir de mon aide… »

« Lui, peut-être, mais toi ? L’amitié vaut de l’or, elle t’avait donné un équilibre qui te consolait de l’amour déçu. Qui sait si tu ne souffriras pas encore avec cette demoiselle ? »

« Impossible, elle a tout pour être la plus parfaite compagnie, elle est calme, belle, c’est un bon parti, c’est une princesse : je n’hésite pas ! »

« Est-ce suffisant, l’aimes-tu comme tu as aimé la gambe ? T’entendras-tu avec elle comme tu as fusionné avec le piano ? Est-ce par amour ou par choix social ? Ne vaut-il mieux pas continuer ton histoire sans princesse ?

« Tout conte doit finir par des épousailles ! Je ferai comme je l’entends ! »

Alors le violoncelle descendit du bateau, il quitta le voyage, il quitta le piano qui se mit à pleurer.

Nocturne du piano pour son amitié perdue

Or dès que Violoncelle joua pour la première fois avec son épouse, le son pincé de sa moitié lui rappela le passé : c’était comme celui gracieux du clavecin, certes en plus féminin, certes enveloppé d’un halo ravissant, mais c’était d’un cousinage si évident que le passé ne pouvait manquer de surgir et avant tout l’image de la belle viole de gambe et son chant de jadis. Il ne pensait qu’à sa voix et il pleurait à nouveau son amour perdu.

Dialogue en écho du violoncelle de la harpe avec le clavecin et la gambe défunts,
Plus terrible encore quatuor des vivants et des morts

Puis, réalisant qu’il s’était trompé en épousant la harpe, lui vint le regret et la culpabilité d’avoir abandonné le piano son ami qui lui avait tant redonné de joie, qui l’avait sauvé du deuil.

Pleurs du piano, au loin

La harpe vit bien que son cœur était ailleurs et qu’il ne l’aimerait jamais comme elle l’aimait, mais comme elle était de nature douce, elle accepta tacitement sa condition, endura son sacrifice avec le dévouement d’une femme délaissée, mais fidèle.

Quintet de tous les instruments

MADRIGAL FINAL :

Jamais n’est bon que de vivre en souvenir du passé :
C’est souffrance et pour soi et pour autrui.
Écoute, oui écoute ta voix intérieure
Ne cède que peu au seul devoir du social.

Un jour peut-être,
Dans l’amitié quotidienne,
Dans la complicité des heures communes,
Il sentira dans son cœur
Poindre la tendresse pour son épouse
Tant la passion n’est point le seul combustible
Du mystère de l’amour.


[1] Parle du nez, avec un son nasillard.
[2] Proposition participiale chantée par la narratrice.
[3] Chanté par le chœur et la narratrice à la fois le tout couvert par le maximum de cordes du violoncelle.
[4] Nef est le navire au féminin, car les Anglais féminisent le bateau.

Illustration : Jan Brueghel l’Ancien & Peter Paul Rubens, Allégorie de l’ouïe, 1617-1618 | Musée du Prado, Madrid.