Un voyage d’hiver à l’Athénée
« Étranger je suis venu, Étranger je repars »
Wilhelm Müller et Elfriede Jelinek pour les textes. Franz Schubert (mais pas seulement) pour la musique. Deux musiciens-acteurs-mondes sur scène : le pianiste Guillaume de Chassy et la chanteuse Noëmi Waysfeld. Une femme, pour chanter ce cycle « masculin » ? Cela s’est déjà fait (Christa Ludwig, Nathalie Stutzmann, Christine Schäfer). Un duo « pas classique » pour oser Schubert ? Le pianiste « étiqueté jazz », tandis que sa comparse fricote avec les répertoires « vivants ». Leur évidente complicité ne permet d’ailleurs pas, pour notre plus grand bonheur, de savoir avec certitude lequel des deux est le « comparse » de l’autre. Ajoutons quelques images imaginées par Lionel Monier, qui s’amusent avec le texte et les idées ; un zeste de scénographie, sobre (une paire de chaussures à talons en velours noir, du genre confortable ; une bâche en plastique qui voile pudiquement le piano et son tabouret), de Christian Gangneron ; deux robes, l’une blanche et l’autre noire, de Geneviève Boulestreau. Voilà Un voyage d’hiver. Pas n’importe quel voyage, d’ailleurs. L’article fait toute la différence : « un », et non « le » Voyage d’hiver. De fait, on ne sait déjà plus où mettre la majuscule. La première surprise passée, vous pourriez bien tomber sous le charme.
Schubert-Müller-Jelinek
Soyons clairs : ces trois-là ne sont pas seuls à faire le voyage. La musique du premier est transposée, enrichie, « faussée » parfois de notes étrangères, aussi étrangères que le voyageur lui-même (« Fremd bin ich eingezogen, Fremd zieh ich wieder aus », affirme-t-il d’emblée, « Étranger je suis venu, Étranger je repars ») ou la mort, rarement nommée, qui le suit, l’attend, l’espère. Souvent déconstruite, cette musique est aussi réduite drastiquement (seuls douze des lieder ont été sélectionnés) ; les motifs choisis serviront de point de départ à des interludes improvisés, à des « fonds sonores » au texte parlé qui se glisse entre les lieder. Je n’en dis pas plus. Le texte est parfois élidé, raccourci. Quel texte, d’ailleurs ? Celui de Müller, celui de Jelinek. Le premier est en VO ; le second est traduit. C’est fluide, intelligent et sensible, cela permet de varier les atmosphères. On pourrait objecter que l’atmosphère est unique, celle instillée par la mort, mais il s’avère que la mort est multiple. Elle est neige et froid dans lesquels on cherche les traces de la bien-aimée (« Erstarrung »), où chutent les larmes (« Wasserflut ») ; elle est repos (éternel) (« Halte ») ; elle est souvenir du tilleul (« Lindenbaum ») dont les branches appellent à un repos (toujours éternel), du ruisseau (« Auf dem Flusse ») ; elle est rêve du printemps perdu (« Frühlingstraum ») dont on est sûr qu’il ne saura revenir ; elle devient corneille (« Die Krähe »), merveilleux oiseau qui accompagnait le voyageur alors qu’il quittait la ville ; elle se rit de son dernier espoir (« Letste Hoffnung ») alors que le voyageur se trouve au croisement des chemins, hésitant entre les routes, sachant que de l’une, jamais personne n’est revenu mais ne sachant laquelle choisir (« Der Wegweiser ») ; elle est fatigue, harassement, ceux du père comme de l’enfant dans le monologue théâtral inspiré de Müller et instillé en touches irrégulières entre les lieder ; elle ose s’avouer cimetière (« Das Wirtshaus ») et accompagne le marcheur de l’ultime air de vielle du Leiermann, après une dernière évocation de la nuit qui commençait le cycle (« Gute Nacht »). La boucle est ainsi bouclée, de la nuit à la mort, de Müller à Jelinek, du piano à la voix. Mais il y a aussi le piano, la voix, la mère, le père, la jeune fille… et la vie, miroir de la mort.
Un voyage iconoclaste dont on n’a guère envie de revenir
Des textes qui osent mêler des époques différentes ; une voix qui va jusqu’à la fêlure ; un piano qui cherche des sonorités, des dynamiques, des techniques de jeu multiples ; un jeu d’acteurs qui va au détail, transforme le blanc en noir (« Der greise Kopf », la tête blanchie, se défait de sa perruque et quitte sa robe blanche pour une version noire… en chaussant les escarpins aperçus plus tôt) et fait dialoguer le voyageur – ici une voyageuse –, avec la Mort – responsabilité endossée par le pianiste improvisateur ; une installation vidéo qui déconstruit le texte poétique pour en proposer une synthèse bienvenue aux non germanophones, appuyée de quelques images dont la rare sobriété fait plaisir.
La voix (celle de la Mort, celle du voyageur, celle de la femme, celle de la jeune fille ? On ne le saura pas réellement ; tout au plus pourra-t-on l’imaginer) est chantée, parlée, criée, portée, murmurée. Elle est sons vibrants ou étouffés, jeu sur les touches du piano ou sur ses cordes, hésitation, balbutiement, cri. Résolument « non classique », elle ne feint pas d’être ce qu’elle n’est pas. On pourra, certes, lui objecter une prononciation parfois fantaisiste, mais elle est émotion pure. Elle s’approprie, invente, crée, avec son comparse-complice, formidable pianiste – mais aussi acteur, compositeur, improvisateur – un nouveau discours poétique et musical. Qui ne cherche pas à imiter le passé mais s’en nourrit avec respect, bonheur et gourmandise. Preuve que littérature, poésie et musique sont intemporelles ? Peut-être. Affirmation qu’elles font partie de nous ? Sûrement.
Un voyage d’hiver au théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet à Paris – du 28 février au 7 mars 2020
Seconde chance avec le disque, qu’il ne faut pas laisser passer même si nous savons tous que rien ne remplace vraiment le concert : Eine Winterreise (Un voyage d’hiver), d’après Franz Schubert | Noëmi Waysfeld, Guillaume de Chassy | Klarthe Records – Distribution PIAS
Photographies : Antoine Cirou