Une certaine chère « à la française »
Reprenons le cours de notre exploration littéraro-culinaire, ou culinaro-littéraire, c’est selon. Après moult hésitations, j’ai décidé de ne pas suivre un parcours linéaire ni chronologique, mais de témoigner de cet amour de l’écrivain|e pour la bonne chère, à travers les époques, les continents et les genres, une référence, un texte, un auteur faisant souvent écho à un autre.
Ainsi, l’expertise de Véronique Thuin-Chaudon nous a-t-elle permis de découvrir une autre Promenade des Anglais, celle de l’émergence, au XIXe siècle, d’une gastronomie hors des salles de réception ou des salles à manger des grandes demeures aristocratiques. Une extraction du domaine privé qui donne à voir une maîtrise de l’art culinaire nouvelle et presque compétitrice, loin de la convivialité des repas simples des gens simples établis selon les saisons et leurs moyens. Un art culinaire qui se donne à voir comme la gastronomie de classe qui se construit alors autour d’une bourgeoisie qui a toujours à prouver qu’elle peut être aussi valeureuse et riche que les aristocrates qui l’ont précédée à la tête du pays. En toute logique, les écrivains que nous avons précédemment évoqués portent cette gastronomie d’une classe dont ils sont les hérauts, quand bien même leurs œuvres naturalistes, réalistes, sociologiques souvent, mettent à l’honneur la bravoure des petites gens face aux travers des notables.
En termes d’analyse historique, le recul, le temps ont souvent du bon. Un regard lointain et extérieur aussi. Le dîner de Babette, de Karen Blixen, publié pour la première fois en français en 1961, est un exemple presque archétypal de la façon dont la gastronomie française est considérée comme une sorte d’inné du Français, et en l’occurrence, de la Française, de la cuisinière s’agitant en bras de chemise et grand tablier blanc derrière ses fourneaux à bois, ses poêles et ses caquelons. Une gastronomie du produit d’exception, de l’abondance mais, nous le verrons, surtout de la chaleur et de la convivialité. Le dîner de Babette a ceci de magique qu’il surpasse tous les dogmes, annihile toutes les crispations, fait ressortir de chacun des convives le meilleur et le vrai, le cœur.
Mais rafraîchissons nos mémoires de lecteurs.
Quand la richesse des mets n’est pas celle qu’on croit
Babette est une fuyarde, une exilée, une réfugiée politique : engagée sur les barricades de la Commune, elle a dû fuir Paris. N’emportant avec elle qu’un baluchon et la lettre d’un ami commun qu’elle conserve comme un laissez-passer vers la survie, elle atterrit, un jour de juin 1871, sur le seuil d’une petite masure de Berlewaag, en Norvège. Là, les sœurs Martine et Philippa, âgées et célibataires, vouent leur existence aux pauvres et cultivent avec nostalgie le culte de leur père pasteur aux côtés des derniers survivants de la communauté ascétique qu’il créa bien des années auparavant. Alors que Babette, au bout d’elle-même, s’effondre dans leur entrée, les deux sœurs s’effraient un peu lorsqu’elles apprennent qu’elle est française et cuisinière :
Les deux sœurs n’avaient pas ajouté foi aux paroles de M. Papin concernant les aptitudes culinaires de Babette : elles savaient que les Français mangeaient des grenouilles, aussi enseignèrent-elles à Babette la manière de préparer la morue, et la soupe au pain et à la bière. […]
La pensée du luxe et des extravagances françaises déconcertait les filles du pasteur. Le jour où Babette entra à leur service, elles l’appelèrent pour lui expliquer qu’elles étaient pauvres et qu’à leurs yeux le luxe était un péché. Il fallait que leur propre nourriture fût aussi simple que possible. Ce qui importait, c’étaient les marmites de soupe et les paniers de provisions destinés aux pauvres. Babette inclina la tête. […] Elles devaient s’apercevoir bientôt que, du jour où Babette s’était chargée de leur ménage, les dépenses avaient diminué comme par miracle, tandis que les marmites de soupe et les paniers de provisions semblaient doués d’un nouveau et mystérieux pouvoir pour fortifier à la fois les pauvres et les malades et les consoler de leurs maux.
C’est ainsi que couve le destin de Babette, son objectif ultime, que partagent de nombreux grands chefs et petits cuisiniers aujourd’hui encore : partager la nourriture, confectionner des plats sans richesse mais avec recherche, c’est de l’affect, du lien, du remède même parfois.
Babette, missionnaire gastronomique
Dans ce texte, très empreint de la rudesse de l’ascèse protestante face à la légèreté supposée de la « papiste » Babette, une joute de charité se joue. Les sœurs se privent, vivent pauvrement et mangent de manière frugale pour réserver la meilleure part de leurs maigres ressources aux pauvres et aux nécessiteux. Babette entend leur requête sans mot dire, cependant sa maîtrise de l’art culinaire lui permet de l’outrepasser en insufflant un caractère thaumaturge à ses simples soupes et paniers. Elle sait jouer de la culpabilité et du besoin de sacrifice chrétien des sœurs pour faire le bien, pire, donner du plaisir à ses « consommateurs », sans que le mot du péché ne soit prononcé.
Lorsque Babette gagne dix mille francs à la loterie, douze ans après avoir passé les portes de la modeste maison jaune, son heure a sonné. Alors que les sœurs redoutent par-dessus tout qu’elle les quitte pour retourner à Paris, Babette saisit l’opportunité d’une vie : un dîner, le plus grand des dîners, en l’honneur des cent ans du pasteur adulé, pour faire partager son art à cette communauté qui l’a recueillie au plus mal.
Les dix mille francs faisaient de Babette une femme riche, mais combien ils appauvrissaient le foyer où elle avait servi.
Bien loin de là les intentions de Babette : à Paris, la Commune a fait long feu, avec les destructions que l’on sait, tous ses camarades sont morts ou emprisonnés. Même l’oppresseur a été vaincu, qu’irait-elle faire dans cette ville qui lui est désormais étrangère. Babette est au contraire bien déterminée à donner une valeur à cet argent tombé du ciel : il pourra donner à ses talents une dimension autre, une dimension au goût de ses meilleures années, une dimension à la saveur du partage.
Plus humble et plus soumise que jamais, elle [Babette] venait les prier de l’autoriser à préparer le dîner de fête pour l’anniversaire du pasteur. […] Elle ajouta qu’elle désirait préparer un dîner français, un vrai dîner français, pour une fois, une seule fois.
Devant les contestations des deux sœurs quant à son intention d’investir son gain dans ce dîner, Babette joue cartes sur table, sans que ses patronnes ne s’en rendent compte, elle détourne à son profit leur bigoterie et prépare le terrain à son chef-d’œuvre :
Mesdames, […] Vous, qui récitez vos prières chaque jour, pouvez-vous imaginer ce qu’éprouve un cœur humain qui n’a aucune prière à faire ? […] Ne comprenez-vous pas, Mesdames, que ce soir il vous appartient de l’exaucer, avec la même joie que le bon Dieu éprouve à exaucer les vôtres ?
Plaidoirie du plus grand effet qui sème la graine du partage et du plaisir (acmé de la joie) que Babette a bien l’intention de faire germer dans le cœur et dans l’esprit de ces personnes asséchées par tant de privations de chère comme de lien social. Elle aura dans son entreprise le soutien d’un convive ressurgi du passé, un jeune lieutenant devenu général et bien plus habitué aux mets de choix que l’ensemble de l’assistance réunie. Potage de tortue, cailles en sarcophage, élixirs subtils, le Général s’ébahit à haute voix devant une assemblée silencieuse se régalant sans pouvoir pour autant mesurer la gastronomie de haut vol que leur offre Babette.
Le Général Löwenhielm est un peu la figure en négatif de cette communauté arcboutée sur ses principes et qui, bien que tous se délectent de la gastronomie de Babette et de ses effets aussi délétères que délicieux sur leurs petits corps ratatinés par l’ascèse, ne pipent mot pour être fidèles aux injonctions des sœurs. Le Général est la figure de passé glorieux, de la chance manquée de Martine de s’extraire de ce microcosme, mais aussi le chantre du Paris d’avant la Commune, le Paris glorieux des festins donnés au Café Anglais. Lui seul sait quelle figure d’exception est Babette, lui seule est en mesure d’apprécier le sacrifice qu’elle a accompli pour sa survie, le renoncement qui a été le sien, et le chef d’œuvre culinaire qu’elle offre à cette assemblée. Son allocution résonne comme un prêche dans une langue étrangère aux autres convives, la langue de l’exaltation passée d’une table d’exception.
Un festin en images ou en imag…ination
À cet instant l’image et le mot se dissocient, transmettant à nos cerveaux attentifs un signifiant bien différent de la mission de Babette : là où le film, incarné par l’altière et mystérieuse Stéphane Audran, nous laissait un goût de festin pantagruélique et d’une richesse peu habituelle pour ce petit groupe sec/taire, la nouvelle de Karen Blixen décrit beaucoup moins l’opulence des mets que leur effet sur les convives. À l’issu de ce moment de communion – au sens presque religieux du terme –, les convives se séparent, guillerets et éméchés par ces subtiles nourritures terrestres. Marchant dans la neige, ils flageolent, tombent, se relèvent, béats.
Pour eux qui avaient pris toutes choses tellement au sérieux, c’était une grâce d’être redevenus pareils à de petits enfants. Quelle joie aussi de voir les autres dans cet état de seconde enfance vraiment céleste !
Tout le monde en a oublié Babette, épuisée, écroulée dans sa cuisine en désordre « entourée de plus de casseroles, de plus de poêles à frire, noircies et graisseuses, que ses patronnes n’en avaient jamais vues de leur vie », qui elle sait qu’elle a accompli son dernier rêve, a pu ressentir de nouveau l’essence de son art, le sens de sa vie…
Pauvre ? fit Babette, et elle sourit comme pour elle-même. Non ! Jamais je ne serai pauvre. Je vous l’ai dit, je suis une grande artiste. Une grande artiste n’est jamais pauvre Mesdames. […]
J’étais en mesure de les rendre heureux. Quand je faisais de mon mieux, je pouvais les rendre parfaitement heureux.
Une autre façon de prouver que si la gastronomie est un plaisir, la nourriture est de l’affect et les cuisiniers, des passeurs d’émotion, les artistes d’un certain bonheur d’exister :
On ne peut rien dire de précis sur ce qui se passa ensuite; nul, parmi les invités, n’en garda un souvenir exact. Pourtant ils se rappelèrent tous la clarté céleste qui inondait la pièce, comme si une quantité de petites auréoles se fussent réunies pour ne plus former qu’une seule glorieuse lumière.
Références
Karen Blixen, Le dîner de Babette, nouvelle traduite du danois par Marthe Metzger, Gallimard, coll. Folio, Paris, 1988 [édition de référence pour cet article].
Photos d’illustration : © Peter Gabriel | Extraites du film Le Festin de Babette, avec Stéphane Audran dans le rôle-titre | Écrit et réalisé par Gabriel Axel | Produit par Just Betzer et Bo Christensen | Distribué par Forum Distribution | 1h42, 1987.