Vardan Mamikonian et Goldberg : l’art de la variation, selon Bach

 In Scénopathie

Vardan Mamikonian ose.

Il ose jouer avec partition, ce qui ne se fait guère en musique « classique ». Il ose jouer avec la pédale, ou sans pédale. Il ose une palette sonore qui va du triple piano au triple forte avec un naturel parfait. Surtout, il ose faire le choix de son instrument, qu’il assume parfaitement : il est pianiste, pas claveciniste et il ne va pas faire semblant de regretter d’être le premier pour satisfaire les amoureux du second. De toutes façons, entre les uns (« il n’y a de Bach que sur instruments anciens ») et les autres (« Bach est un compositeur, pourquoi ne pas le jouer ? »), le débat n’aura jamais de fin. Peut-être parce qu’il n’a pas lieu d’être ?

Une esthétique de piano…

Vardan Mamikonian fait le choix du piano, donc. Mais pas seulement. Il fait aussi le choix de dire, de chanter, différemment. Les contrechants, ces phrases qui surgissent sur/sous/dans la parole musicale, ne sont pas, sous ses doigts, ceux que l’on attend le plus souvent : ce n’est pas toujours la mélodie, évidente à l’oreille, qui est privilégiée, mais parfois un fragment de basse, une ligne interne, une formule de cadence, un chromatisme, un motif, un phrasé, un mode d’attaque, même. Après tout, l’essence de la musique baroque est de motifs, de sections, de brièvetés, ce que le pianiste comprend, sent et livre à merveille. Son jeu est parfois âpre, mais son toucher est la grâce même. Sent-on de temps à autre un peu de précipitation ? Non, ce n’est pas vraiment de cela qu’il s’agit. Une sorte d’urgence conduit la ligne. Et seulement cela. Quelques propositions peuvent dérouter : le pianiste s’approprie le texte. Les tempi sont parfois un peu fluctuants, certes. Jouant Bach, son interprète se met lui-même en œuvre, en scène, c’est vrai. Mais il le fait avec une rare élégance. Et il convainc. Les reliefs sont pianistiques. Les oppositions de registres sont franches (variations 5, 20, 28). Quelques basses, presque martelées, cadrent le discours ; les Toccate se veulent excessives (variations 14, 29) ; les fusées… fusent (variations 7, 14, 16) ; les canons sont particulièrement réussis, délicats, ciselés (variations 9, 18), de même que certaines variations lentes, jouées dans un pur état de grâce (variations 15, 21). Les contre-chants sont présents, très présents de la variation 25, la dernière des trois variations mineures, magnifique.

… qui dit une histoire

On peut ne pas toujours l’apprécier, mais l’interprétation de Vardan Mamikonian a le mérite de n’être pas une demi-mesure. Le choix de l’instrument, sa technique et son toucher, sont assumés, revendiqués. L’artiste, je l’ai dit, ne fait pas semblant d’imiter le jeu du clavecin en s’excusant d’être pianiste, non. Il en rajoute même dans le sens du martèlement, de l’accentuation ; parfois aussi, des graves supplémentaires se mêlent de la partie, comme un 16 pieds d’orgue. C’est un piano qui a de la chair. Quelques traits hallucinés friseraient même le glissando, comme la montée chromatique de la variation 20. Tout est finalement joué assez vite, ce qui pourrait paraître un choix curieux pour un pianiste. Les tempi rapides sont plus souvent privilégiés par les clavecinistes, les pianistes se réservant la possibilité de tenues de notes, d’une ampleur sonore, d’une pâte permettant des jeux de durées différents. Ici, ce n’est pas le cas. Le piano de Mamikonian est un piano de gestes. Et ses gestes sont vifs. Mais cette vivacité sait faire place à la tendresse. Le quodlibet final (variation 30) est très rapide, certes, mais le retour de l’aria est magnifique, déroulant une simplicité bienvenue, comme une boucle qui se ferme. Le fil de l’idée première se retrouve : on est même, si possible, plus piano encore que lors de l’exposition initiale du thème, comme si la série des trente variations avait épuisé le motif initial, que l’on ne distinguait plus que de loin, embrumé par tout ce qui fut. Le thème des Goldberg n’est jamais le même au sortir des transformations que Bach lui a imposées. Nous n’échapperons pas à la règle ce soir.

En bis (longuement demandé), une pièce du compositeur arménien Arno Babadjanian, Elegia, dit un tout autre registre, poignant. Mais toujours simplement.

Une expérience que ces variations. D’humanité musicale. De simplicité. De beauté. De l’art, en somme.

Vardan Mamikonian à la salle Cortot, dans le cadre des Nuits du Piano de Paris, le mardi 7 octobre 2020.


Photographie : © Patrice Moracchini