Numéro 3 | 2019 : Ustensiles & Instruments

 

Avec la participation de :

Florence Albrecht | Marilyne Bertoncini | Antonio Constenla | Cédric Costantino | Pablo Cueco | Emmanuel Desestré | Charles Duttine | Orianne Hurstel | Anne Ibos-Augé | Maurice Jakubowicz | Vincent Jourdan | Nathalie Labrousse-Marchau | Leezie Lindsay | Hounhouénou Joël Lokossou | Anne Raux | Jean-François Roullin | TaGali | Jean-Paul Terranova | Marianne Thauvin | Pierre Virol | Barry Wallenstein | Jason Weiss

Sur le sujet, on lira aussi « À la baguette » de Laurent Pina.


À vos outils, en bonne mesure !

Depuis un peu plus d’un an que Le Ventre et l’oreille existe, deux numéros thématiques et des dizaines d’articles, s’est imposée l’évidence que le champ commun entre la cuisine et la musique était encore plus étendu que nous ne l’avions imaginé. Chaque nouvelle réflexion sur un thème à venir, sur une envie, à propos d’un événement, d’un festival ou au hasard d’un documentaire, nous a permis de mettre au jour des intersections, tant sémantiques que fonctionnelles, parfois étonnantes. Ainsi, ai-je découvert, ici même, que le cervelas, cher à mes villégiatures enfantines vers l’Alsace paternelle, était aussi un instrument incongru, cachant en son sein un système complexe et génial que Cédric Costantino & Antonio Constenla nous dévoilent.

Pour résumer de façon extrême le propos de ce nouveau numéro thématique, l’on pourrait dire : l’outil du musicien est l’instrument, celui du cuisinier, l’ustensile. En quoi se rejoignent-ils ou parfois , se confondent-ils ?

En guise de prolégomènes, la langue (non, pas celle du bœuf) nous répond. L’étymologie nous éclaire. La sémantique finit de nous émerveiller. Outil, instrument, ustensile. Avant que de vous aventurer dans les méandres des textes issus de la digestion de ces trois acceptions en contexte par nos contributeurs bien-aimés, j’ai emprunté au grand sachem du mot et du sens, Monsieur Alain Rey, quelques extraits de ses définitions[1]. Car il est bien évident qu’une bonne définition étymologique et historique vaut mieux que cent discours pour savoir d’où l’on part.

outil n.m., d’abord ustilz (déb. XIIe s.), oustil (v. 1268), puis outil (1538), est issu du bas latin usitilium, singulier correspondant au neutre pluriel usitilia, lui-même issu par altération du mot classique utensilia « objets nécessaires, meubles, instruments » (→ ustensiles). […] | Dans sa première attestation, le mot français est employé au pluriel avec le sens d’ « équipement, objets nécessaires qu’on embarque pour un voyage » (cf. munitions) et, dès 1174, avec son sens moderne, resté courant « objet fabriqué qui sert à faire un travail ». Une valeur populaire, « organe viril » est attestée dès le XIIIe s. et a survécu, contrairement au sens général « organe du corps humain », observé chez Montaigne (v. 1580). | Au cours du XIIIe s. le mot acquiert le sens figuré de « moyen d’action », à propos d’une personne, d’un groupe de personnes […] | Bien que outil, dans tous ses emplois, ne soit plus senti comme lié à ustensile, il a gardé une grande proximité sémantique avec ce mot, comme avec instrument.

S’il était besoin de l’aval du grand sachem, le voici, dans toute la logique limpide de l’étymologie et du sens. Du plus loin que l’on puisse les analyser, le trio outil — ustensile — instrument se joue dans une communauté signifiante tout en affinant peu à peu leur attribution spécifique, comme nous allons le voir dans les deux définitions suivantes.

instrument n.m. réfection (1385) de estrument (1119) ou estrumanz (1265), est un emprunt (d’abord adapté) au latin instrumentum « mobilier, ameublement, matériel » et au figuré « outillage, ressource » ; le mot est dérivé du verbe instruere (→ instruire), mais cette origine n’est plus ressentie. Instrument apparaît avec le sens d’« objet fabriqué servant à exécuter un travail » ; le mot, plus général que outil, désigne en français moderne des objets plus simples que appareil et machine. On le trouve spécialisé au sens (v.1140) d’« objet élaboré pour produire de la musique ». En moyen français, il signifie « membre, organe du corps » (XIVe s.) d’où l’emploi pour « membre viril » (XVe s.) à comparer avec celui d’engin ; ces emplois correspondent à ceux d’organe aujourd’hui. […].

Où l’on découvre que, dès le XIIe siècle, instrument s’est vu affubler le sens spécifique d’objet fabriqué pour produire de la musique. Comment, pourquoi, le linguiste ne se prononce pas. Il faudrait, pour comprendre ce qui a présidé à cette évolution, l’apport du médiéviste ou mieux, d’Anne Ibos-Augé, qui revient dans ces pages sur Les musiciens et leurs instruments au Moyen Âge. C’est à cette période que se lie le premier rapport authentique de l’homme à un instrument de musique, signifiant comme tel.

Il est frappant également que, pour l’outil comme pour l’instrument, et, à plus forte raison, l’ustensile, ces définitions et étymologies délivrent une notion de plus « faible » technicité, les distinguant de l’appareil, de la machine, du mécanisme (voir plus haut). Pourtant, non seulement un certain nombre d’instruments de musique anciens bénéficiaient déjà d’une conception fort complexe, tel l’orgue ou le clavecin. De plus, au XIXe siècle surtout, l’instrument de musique a, quoi qu’il arrive, évolué précisément vers une mécanique complexe, « grâce » à une possible industrialisation de la fabrication et à une maîtrise des métaux à grande échelle : ainsi la tringlerie et le clétage des flûtes traversières, saxophones, clarinettes, hautbois et autres vents, restent, encore aujourd’hui, une forme de dentelle de pièces métalliques articulées n’ayant rien à envier à l’engrenage. Pourquoi dès lors l’acception d’instrument à distance de toute mécanique ou appareillage est-elle restée la norme ?

ustensile, n.m. est la modification d’après us, user, usage, de utensiles, nom masculin (1351) et féminin (1375), utencille (1374, n.f.), emprunt au latin utensilia, désignant tout ce qui est nécessaire aux besoins meubles, ustensiles, moyens d’existence, provisions : utensilia, qui a abouti en français par voie orale à outil est le pluriel neutre substantivé, parfois pris pour un féminin, de utensilis « dont on peut faire usage » dérivé de « uti » se servir de (→ user) avec une valeur voisine de celle d’un autre dérivé, utilis (→ utile). | Ustensile (orthographe fixée en 1639) a d’abord désigné tout objet servant aux usages domestiques, en particulier à la cuisine, et dont l’utilisation n’exige pas le mouvement d’un mécanisme. […] En argot, le mot s’est dit figurément pour « maîtresse d’un souteneur » (1881) et dès le XVIIe s. pour « organes sexuels ».

La notion d’utilité est attachée à la cuisine et aux « usages domestiques » et précise encore l’acception assez générale en somme de l’outil, qui assiste pour « faire un travail ». Si cette orthographe et ce sens ont été fixés dès le XVIIe siècle, il est assez captivant qu’ils perdurent alors que dans un même temps la cuisine gagne, et particulièrement entre le XIXe et le XXe siècle, en technicité, en complexité tant par la diversification des gestes, des coupes, de l’action humaine du cuisinier et de l’expertise nécessaire que par le développement des appareils et machines accompagnant ce geste. Ainsi les modes de cuisson passent du feu de bois, au charbon, au gaz, à l’électricité (et l’induction), ou encore au four vapeur. Côté préparation, la chimie s’invite dans la créativité avec l’explosion de la cuisine dite « moléculaire » dans les années 1990, exigeant une maîtrise des procédés et des produits bien au-delà des simples réactions entre aliments déjà bien connues des cuisiniers, petits et grands.

Si la sémantique est révélatrice de l’évolution sociologique de l’usage, elle constitue également un socle, stable et solide depuis des siècles, sur lesquels chacun peut déposer ses interprétations : instrument, ustensile, les voici explorés, étudiés, détournés, malmenés parfois, pour le plaisir du verbe.

Orianne Hurstel


[1] In A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 2016.