Charlottes en boudoir

 In Chroniques

Gourmandises

La vie m’a faite gourmande. J’ai bon appétit, je ne saute jamais un repas et je salive à la simple idée de ma prochaine recette. Et ce visiblement depuis mon plus jeune âge, mon père m’ayant souvent répété : « Toi, le jour où tu n’auras plus d’appétit, je me ferai vraiment du souci ! »

Le temps passant et la fille devenant femme, j’ai constaté que j’avais de l’appétit, aussi, pour pas mal d’autres choses. Il me fallait assouvir ma soif de connaissances, dévorer des livres, me repaître de films, savourer la découverte de nouveaux pays. Mais aussi me rassasier de plaisirs artificiels et m’enivrer de peaux. Même si j’ai en horreur le mélange des plaisirs érotiques et culinaires (le chocolat sur tout le corps et la chantilly sur les tétons, très peu pour moi !), je me rends compte que ce rapport de gourmandise entre la nourriture et la chair n’est pas anodin. Ce n’est pas une découverte, bien sûr ! Freud et plus généralement le courant psychanalytique se sont déjà pas mal penchés sur la question : nos six premiers mois de vie gravitent majoritairement autour de notre bouche. Ce serait durant ce stade dit « oral » que nous tirerions nos premiers plaisirs, à la fois alimentaires et sexuels, de la succion du sein maternel. Pas étonnant que cela laisse des traces à l’âge adulte.

On trouve l’autre à croquer, on le dévore des yeux, on se dit que des fesses comme ça, on en mangerait, puis on finit par enfin goûter sa bouche, à mordre sa nuque, à lécher, à sucer, à engloutir toute cette peau que l’autre nous offre en pâture… Lu comme ça, ça peut paraître inquiétant et on se dit qu’on n’est peut-être pas si loin du pur instinct de prédation (mais la séduction ne s’apparente-t-elle pas à une chasse ?). La mante religieuse ne fait-elle finalement pas que dépasser certaines limites que nous, humains, nous imposons fort heureusement ?

Quand les gourmandises deviennent pathologiques

Les points communs entre ces deux comportements se poursuivent dans leurs excès. On peut ressentir le même sentiment d’écœurement après une folle journée à s’être goinfré de trop de plats et après une folle soirée à s’être vautré dans trop de draps. Sentiment souvent suivi du célèbre serment « C’était la dernière fois ! » que nous avons tous exprimé… Et tous trahi ! C’est d’ailleurs assez amusant de voir à quel point nous avons de la tendresse pour ces deux péchés capitaux que sont la Gourmandise et la Luxure. D’autres comme l’Avarice ou la Colère ont nettement moins bonne presse : on tolère souvent mieux les défauts de ses amis gourmands que de ses amis radins !

Cependant, ces deux joyeux péchés ont aussi leurs dérives pathologiques : la nymphomanie ne semble-t-elle pas le pendant sexuel de la boulimie ? Dans les deux cas, on pousse son corps à s’empiffrer, à se gaver, à s’écœurer de quelque chose qui, initialement, relève d’un instinct de vie mais qui là, par son excès et surtout par les mécanismes qui aboutissent à ces comportements, tourne à la morbidité. Il n’y a plus de plaisir. Le corps n’est plus satisfait de ce qu’il consomme. De ce qu’il surconsomme, même. Et dans un cas comme dans l’autre, cette consommation finit par se porter sur des mets pas franchement toujours appétissants, dont on ressort plus honteux que comblé, plus nauséeux que repu. Et on cherche, on cherche encore à combler ce vide intérieur en le bourrant de tout et de n’importe quoi, et paradoxalement on creuse ainsi un peu plus ce gouffre, ce manque d’estime de soi, cette plaie douloureuse. Triste sort que doit être celui du nymphomane boulimique…

Mords-moi !

Et l’action de « mise en bouche » alors ? L’animal peut mordre son semblable dans un objectif de domination, de défense ou de prédation. Au sein de notre espèce, bien qu’étant récemment tombée sur un fait divers titrant « Ivre, il mord le contrôleur à l’entre-jambe », j’ai l’impression qu’il est rare que nous nous jetions, toutes canines dehors, sur nos congénères (et personne ne s’en plaindra). Malgré cela, nous pouvons encore trouver des analogies entre cette pulsion et notre désir sexuel. D’ailleurs, dans nombre de récits de vampires, ces êtres maléfiques sont là à la fois pour nous charmer (même si ça a dû être plus compliqué pour le Nosferatu[1] de Murnau que pour Lestat de Lioncourt[2]), profiter de notre égarement pour poser leurs lèvres sur notre cou et finir par nous vider traîtreusement de notre substance. C’est vache. Mais peut-être pas autant que le mythe de Vagina dentata (remis au goût du jour par le film Teeth[3]), selon lequel le vagin de certaines femmes serait muni de dents et serait capable de sectionner le sexe des hommes qui s’y aventureraient. Dans les deux cas, on arrive à la peur primitive d’être ingéré, consommé, détruit par l’autre (et, pour le dernier cas a minima, à l’angoisse de castration). Cette fois, on n’est plus celui qui a faim (de festin ou de stupre), on est la proie de l’autre.

Néanmoins, l’autre ne nous ingère pas forcément uniquement dans un but de subsistance ou de vengeance. Le fait de consommer l’autre peut également découler d’une volonté de s’identifier à lui, de s’accaparer certaines de ses qualités. Ainsi certaines anthropophagies ont pour motivation de s’approprier la force de son ennemi, d’autres celle de garder près de soi l’âme d’un proche décédé. Et finalement, à travers nos ébats amoureux, à travers nos baisers, lorsque nous goûtons l’autre avec nos multiples lèvres, ne cherchons-nous pas nous aussi à mieux le comprendre, à l’assimiler, à nous mélanger à sa personne dans une fusion fantasmée ?

Entre nos appétits, nos désirs et nos peurs, nos pulsions destructrices et nos instincts vitaux, chaque bouche adulte étant tout de même dotée d’un total de trente-deux dents, je me demande parfois si le sexe oral n’est pas finalement le plus inconscient des actes de confiance. Ceci dit, le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?

Régalons-nous et jouissons sans entraves !

Un autre parallèle m’est revenu récemment lors du visionnage de Coming out, un film documentaire abordant entre autres le regard de la société sur la sexualité de chacun. Une accusation revenait régulièrement, celle de la personne faisant le « choix » (mauvais, bien entendu) de son homosexualité. Comment cette notion de choix peut-elle apparaître dans des sujets tels que l’attirance sexuelle ou le goût alimentaire ? Qui a fait le choix d’aimer la glace à fraise ? Qui a fait le choix de ne pas aimer la glace à la vanille ? Dieu cessera-t-il de t’aimer si tu commences à préférer la glace à la fraise à la glace à la vanille ? Personnellement, aimant autant la glace à la fraise que la glace à la vanille, j’imagine que mon salut reste plausible. J’en profite ici pour remercier chaudement le Lévitique et son message de paix « Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort : leur sang retombera sur eux » (Lévitique 20.13). Amusonsnous à remplacer « couche » par n’importe quel autre verbe, et nous obtiendrons toute une joyeuse ribambelle de chefs d’accusation pour incitation à la haine.

Alors, fermons le clapet aux prédicateurs puritains et aux apôtres des régimes stricts et continuons de festoyer, au lit comme à table et en bonne compagnie ! Expérimentons de nouvelles recettes, testons de nouvelles associations, ne nous sentons jamais coupables devant le plaisir, aimons, savourons, partageons, régalons-nous sans complexes et jouissons sans entraves !

Longue vie aux boudoirs en charlotte, longue vie aux Charlotte en boudoirs !


Illustration : Clément Bardot

[1] Nosferatu alias le comte Orlok, personnage principal de Nosferatu le vampire (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens), un film de Friedrich Wilhelm Murnau, Allemagne, 1922.
[2] Personnage de la série de romans Chroniques des vampires (The Vampire Chronicles) de Anne Rice, incarné par Tom Cruise dans Entretien avec un vampire (Interview with the Vampire), un film de Neil Jordan, USA, 1994.
[3] Teeth, un film de Mitchell Lichtenstein, USA, 2007.