Tempo : réflexions d’un mélomane

 In Chroniques

métronome ancien

La musique, qui est un art temporel par excellence, se prête sans doute mieux qu’aucun autre art à des expériences sur le temps.

C’est ainsi que le musicologue, compositeur et chef d’orchestre, biographe d’Arnold Schoenberg et spécialiste du dodécaphonisme René Leibowitz, introduisait la problématique dans ses « Réflexions sur le tempo ». Dans son article, il y développait une approche phénoménologique (reprenant dans son analyse les travaux d’Edmund Husserl) du temps en musique, distinguant dans une analyse subtile (et complexe pour le profane que je suis) le temps du métronome (tempo abstrait) et le temps conscient ou vécu (sentiment). Comme le rappelait Leibowitz dans ce même article, le compositeur Carl-Maria von Weber semble avoir été le premier à écrire sur le sujet en 1824 alors qu’un autre chef que lui-même s’apprêtait à diriger son opéra Euryanthe. Le compositeur ressentit la nécessité de préciser les références métronomiques ainsi qu’un certain nombre d’autres indications. Aussi pour citer Weber dans sa lettre au directeur de l’opéra de Leipzig, « le métronome ne prévient que les erreurs les plus grossières et il ne sera d’aucun secours si le sentiment vient à manquer ».

Ainsi se pose la question du tempo dans l’interprétation. Notons d’emblée que tempo et vitesse d’exécution ne sont pas synonymes, ce qui n’est pas la moindre des difficultés pour appréhender le présent sujet. Dès lors, le tempo s’apparenterait pour nous à la « pulsation intérieure » d’une œuvre.

Dans le prolongement de ces premières considérations, comment appréhender la diversité des tempi dans l’interprétation d’une même œuvre ? Comment apprécier les écarts par rapport aux indications du compositeur ? S’agit-il d’une volonté absolue de ce dernier ou seulement d’une indication laissée à l’interprète qui demeure libre de s’y conformer ? Comment expliquer par exemple qu’il y ait moins de différence de tempo dans l’interprétation des symphonies de Mahler, qui ne donne pourtant pas d’indications métronomiques à suivre, que dans les symphonies de Beethoven qui, lui, prend la peine de les indiquer sur la partition ? Le non-respect du tempo prescrit est-il un crime de lèse-majesté, une infidélité notoire ? Ou autrement dit, quelle est la part de liberté laissée à l’interprète par rapport au compositeur dans ses indications métronomiques ? Aussi, le compositeur a-t-il toujours raison dans ses indications temporelles ? Et quand l’interprète s’éloigne effrontément et lointainement des indications du compositeur, comment considérer son interprétation ? Erronée ? Illégitime ? N’y aurait-il pas la place pour des contresens — si contresens il y a — géniaux ? Faut-il ou doit-on prendre en considération l’aspect technologique, acoustique, dynamique, lié notamment à l’évolution de la sonorité de l’orchestre ou de l’instrument sur le dernier siècle et demi, dans le rapport au tempo ? L’élévation du niveau technique des orchestres, et eu égard à la virtuosité de certaines phalanges, n’est-elle pas l’occasion de tester des tempi plus allants jusqu’aux limites du possible, indépendamment de toute autre considération et surtout au-delà même de ce qu’aurait pu imaginer un compositeur il y a encore cent ans et a fortiori deux siècles ? Comment la révolution des « baroqueux » depuis la fin des années 1950 et surtout depuis les années 1970 a-t-elle réinterrogé la question du tempo dans l’interprétation du répertoire baroque, classique, romantique et post-romantique ?

Aussi, il y a tant de paramètres en jeu que le format présent d’un article — et non d’une thèse — ne permettra que d’ébaucher quelques réflexions d’amateur, discophile au surplus, adepte du comparatisme interprétatif, et partagé de longue date entre une fidélité à l’esprit et la lettre de l’auteur et les dérapages parfois géniaux d’interprètes inspirés.

Pour autant, je ne suis jamais véritablement parvenu à un avis tranché — et c’est probablement très bien comme cela —, entre d’un côté les interprètes fidèles aux indications du compositeur, humbles serviteurs mettant au service de l’auteur leurs prodigieux talents, et de l’autre côté les interprètes s’appropriant entièrement la musique et s’autorisant des libertés par rapport aux volontés du compositeur, plus co-auteurs que serviteurs d’une volonté indépassable.

Mais j’assume mes préférences, avec un penchant fréquent et assez prononcé pour les lectures qui prennent leur temps, tout en évitant l’enlisement, où les couleurs de l’orchestre s’épanouissent dans une lecture aux dimensions et verticale et horizontale. Dans ce cadre, j’apprécie tout particulièrement les orchestres qui présentent des sonorités riches, puissantes, colorées à l’instar du Concertgebouw d’Amsterdam, de la Staatskapelle de Dresde, du Gewandhauss de Leipzig, de la Philharmonie tchèque, sans bouder mon plaisir avec les Philharmonies de Berlin et Vienne. Je demeure moins sensible bien que souvent impressionné par la puissance et par la virtuosité de certains orchestres, notamment américains (Chicago, Boston, Philadelphie, Cleveland, San Francisco), mais qui m’émeuvent moins que leurs cousins européens. Chauvin ? Et puis, entre les deux, il y a encore de la place pour ces orchestres réputés pour leur grande souplesse et adaptabilité comme le London Symphony Orchestra (LSO), et les orchestres des grandes radios allemandes (radio bavaroise, Hambourg, Stuttgart, Berlin) et anglaises (BBC). Mais la place manque pour déclarer mon amour pour les grandes phalanges orchestrales, symphoniques ou philharmoniques, permanentes (Théâtre Mariinsky) ou se réunissant le temps d’un festival (Lucerne, Saito Kinen).

Relativité du tempo

Parmi les nombreux paradoxes qui touchent au tempo, il y a ce constat qu’un tempo lent ne donne pas forcément l’impression de lenteur quand d’autres, plus allants, ennuient du fait d’un vécu d’étirement sans le soutien d’une idée musicale. Parfois, de la lenteur jaillit l’impression du temps suspendu. C’est là une expérience sublime, celui d’un fil tendu, à la limite de la rupture ou au contraire d’une grande détente dans un monde parallèle où le temps n’est plus. Cette expérience, j’ai eu le plaisir de la vivre au concert avec Evgueni Kissin dans le mouvement lent de la sonate Hammerklavier de Beethoven le 10 novembre 2017 à Monaco, ou encore dans le mouvement central de l’ultime sonate du même compositeur interprété par Grigory Sokolov, le 2 décembre 2017 à Bordeaux. Mais s’agissant de ces deux artistes, la lenteur du tempo n’est que le véhicule qui porte une vision servie par un toucher subtil et une puissance hors norme de concentration et d’inspiration.

Idem pour des tempi rapides dont certains confinent à la précipitation quand d’autres révèlent des idées musicales et des effets sonores notamment au travers des harmoniques produites. Ainsi, si je n’ai pas eu le coup de foudre pour la rapidité employée par Fasil Say dans le final de la sonate n° 23, opus 57, dite l’Appassionata de Beethoven dans sa première version (6:58 chez Naïve) — au contraire de sa version toute récente, chez Warner, plus modérée et surtout plus riche d’intentions (7:26), je demeure totalement subjugué par la folie pure d’un Sviatoslav Richter aussi bien dans son enregistrement studio, dans ce même final (RCA Victor 7:03) que dans ses célèbres live au Carnegie Hall en 1960 (concerts du 19 octobre, 7:34 et du 23 décembre, 7:39), plus lents objectivement, mais en apparence seulement. Pour autant, si je demeure sensible aussi aux tempi plus retenus, plus conventionnels et modérés des grands interprètes beethovéniens, plus proches a priori des intentions du compositeur, comme Schnabel, Backauss et Kempff, l’expérience Richter est pour moi irremplaçable. Et même s’il n’est pas LE plus virtuose dans le final — car on trouve plus véloce dans la discographie — il apparaît comme le plus débridé en même temps qu’il porte une vision passionnante, le tout soutenu par une technique sans failles, des doigts d’acier, qui lui procurent un côté presque diabolique ou inhumain si l’on préfère. On sort de l’écoute bouche bée, groggy, regrettant seulement de ne pas avoir été présent au Carnegie Hall pour participer à cette orgie sonore.

Comme d’autres interprètes se sont approprié des œuvres ou des rôles (Maria Callas est Norma, dans l’opéra éponyme de Bellini, Mirella Freni est Mimi dans La Bohème de Puccini, Glenn Gould demeure incontournable dans les Variations Goldberg de Bach, comme Furtwängler l’est dans la 9Symphonie de Beethoven), Richter incarne, pour moi, l’Appassionata.

Aussi nous sommes-nous lancés dans une folle comparaison des tempi dans l’interprétation des six sonates et partitas pour violon solo de Bach, pour retenir les versions de Gidon Kremer I (Philips, 1980) et II (ECM, 2005), Victoria Mullova II (Onyx, 2007) et Christian Tetzlaff III (Ondine, 2017), et finalement nous arrêter en particulier non pas sur la célébrissime Chaconne de la Partita n° 2, mais sur le presto de la première sonate, grand moment de virtuosité et de musicalité à la fois. Si la simple comparaison des durées des différentes versions ne permet pas de se faire une idée juste du tempo véritable, tous les interprètes n’effectuant pas toutes les reprises, on sera tout de suite saisi par l’effet d’un tempo soutenu sur la perception même de cette musique. La comparaison entre les versions retenues, auxquelles on pourrait adjoindre la version plus ancienne de Jacha Heifetz (1952, RCA Victor), dans un même esprit de modernité, confrontées aux interprétations plus traditionnelles, et souvent un peu datées — du moins dans cette pièce — des pourtant très grands violonistes des années 1950 à 1970, au premier rang desquels on retrouvera, dans ce répertoire, Yehudi Menuhin (EMI par deux fois), Nathan Milstein (EMI et DG), Henryk Szeryng (CBS et DG), Arthur Grumiaux (Philips), ne tourne pas à l’avantage de ces derniers dans le presto ; ceci demeurant un avis évidemment personnel. En effet, si ces versions expriment une idée de la danse, conforme à l’esprit de la sonate baroque, elles ne sont pas toujours dénuées d’un léger rubato qui apparaît aujourd’hui démodé, voire incongru, au regard des versions Kremer, Mullova, Tetzlaff, où l’intensité et la précision du mouvement révèlent des sonorités peut-être moins recherchées, moins léchées, mais riches notamment d’harmoniques, le tout dans des interprétations qui ne souffrent pas d’un tempo mouvant, mais au contraire d’un métronome régulier, et qui donnent à la fois une impression de modernité, d’évidence et de fidélité à l’esprit du compositeur.

Du génie dans le contresens ?

La place et le temps ne nous permettront pas de développer comme nous l’aurions souhaité toutes les interprétations originales qui illustrent l’idée du contresens génial (interprétations de Golovanov, Mravinsky, Beecham, Stokowski pour ne citer que quelques chefs d’orchestre souvent originaux dans leurs approches, quand ils ne prennent pas certaines libertés avec la partition) et nous devons donc nous limiter à quelques œuvres du répertoire, sélectionnées de façon totalement arbitraire. Elles demeurent néanmoins toutes emblématiques de l’apport de quelques interprètes inspirés qui ont élargi et enrichi notre connaissance d’une œuvre, au point, parfois, de nous la faire redécouvrir, et ce malgré l’évident décalage avec l’esprit ou les indications de leur créateur.

  1. C’est le cas, par exemple, de l’allegretto de la sonate pour piano n° 9, opus 14, n° 1 de Beethoven dans ses multiples interprétations réalisées par Sviatoslav Richter — encore lui — (durée variant de 4:46 à Moscou en 1947, chez Profil à 6:50 ; cf. concerts de Londres et Paris 1963 ; Moscou et Budapest 1976). Là où les interprètes exécutent habituellement cette partie en 4 minutes à peine (Gina Bachauer, 3:55 chez Mercury ; Annie Fischer, 3:48 chez Hungaroton), Richter l’étire sur près de 7 minutes, en dehors de toute considération musicologique ou de souci, apparemment du moins, de fidélité à la partition, en transformant un allegretto en andante appassionato. Et pourtant, sous les doigts du pianiste russe, une pièce qui pouvait passer comme secondaire devient un fleuron du piano beethovénien. La vision de Richter est tellement originale que nul autre interprète ne lui aura emboîté le pas ou n’aura osé cette revisitation de l’allegretto, à l’exception notable de sa compatriote Maria Grinberg (5:43 Melodya). À cet égard, l’autre version indiquée par la pianiste Gina Bachauer mérite l’attention, car bien qu’adoptant un tempo plus allant, ce n’est pas ce caractère que l’on retiendra de cette interprétation, mais plutôt celui d’un chant délicat assorti de couleurs riches et chaudes, servi par un toucher remarquable de sensibilité. C’est une impression assez similaire que produit Tatiana Nikolaïeva (4:28 Olympia). La durée objective s’accorderait-elle avec la durée vécue ? À l’évidence et à nouveau, nous pouvons répondre par la négative. Le temps subjectif est tout autre.
  2. Qu’en est-il de la 2e symphonie de Jean Sibelius par Leonard Bernstein (Orchestre Philarmonique de Vienne, DG ; 2e mouvement, 18:11). Là encore, Bernstein étire les tempi à la limite de la rupture et au risque de la dénaturation des figures musicales et du sens même de cette partie de l’œuvre. Il sera en effet moins radical dans ses partis pris dans les autres parties de la symphonie. Et pourtant, dans ce deuxièmement mouvement, il parvient à émouvoir en nous offrant une vision crépusculaire ; même si son interprétation se distingue des autres grandes versions connues, qui se développent sur une durée de 11:30 à 15 minutes habituellement, pour ne retenir que le critère de la durée et du tempo dans ce mouvement lent.
  3. L’interprétation du 1er concerto pour piano de Johannes Brahms, en public, par Glenn Gould et Leonard Bernstein, notamment dans son premier mouvement, d’une lenteur inhabituelle, conduira le chef d’orchestre à prendre la parole préalablement à l’exécution de l’œuvre devant un public mi-interloqué mi-amusé, pour exprimer une vision discordante de l’œuvre avec le pianiste. Dans son allocution d’avant concert, Bernstein indique néanmoins qu’il en accepte l’augure, par respect pour le génial pianiste canadien, jusque dans les excès d’une vision très personnelle qu’il ne partage pas. Dans des circonstances similaires, d’autres chefs se sont retirés pour laisser leur assistant ou un chef invité prendre le relais ; quand d’autres vont assumer jusqu’au bout leurs désaccords, jusqu’à jouer ensemble deux visions différentes de l’œuvre dans une quasi-cacophonie ou au prix de décalages audibles.

Dans une veine comparable à l’interprétation de ce premier mouvement du 1er concerto pour piano de Brahms, si l’on apprécie l’originalité de Glenn Gould, on pourra encore écouter le mouvement lent du 2e concerto pour piano de Beethoven, toujours avec Bernstein. On lira avec intérêt à ce sujet l’ouvrage d’entretiens que Seiji Ozawa accorda au début des années 2010 au romancier japonais Murukami, le premier ayant été présent lors de ce fameux concert Brahms, alors qu’il était l’assistant de Léonard Bernstein ; il évoque en outre d’autres anecdotes dont celle concernant le rendez-vous musical manqué entre Karajan et Gould.

  1. Dans le final de la 4e symphonie de Bruckner par Celibidache, avec l’orchestre philharmonique de Munich, écoutez donc les cinq dernières minutes du dernier mouvement dans l’enregistrement public chez EMI avec l’orchestre symphonique de Munich. Cela n’a rien à voir avec les autres versions, à même édition considérée. On se rendra compte à l’occasion de la dette d’inspiration qu’à le compositeur Hans Zimmer envers le Maître de Saint Florian, quand le compositeur de musique de film écrit la BO de Batman, The Dark Knight, dans un des thèmes principaux du film.

Les tempi sont souvent très variables dans les interprétations de Bruckner, au contraire du constat que nous faisons des interprétations mahlériennes. Personnellement, j’ai une préférence pour les tempi retenus chez Bruckner — sauf dans les scherzi que je préfère vifs de pulsation intérieure, à condition toutefois, de ne pas « wagnériser » l’interprétation par l’ampleur du tempo. C’est ainsi que ma préférence va plutôt à Celibidache pour l’organiste de chapelle de Saint Florian, alors que le même interprète me rebute dans ses interprétations tardives de Tchaïkovski, Mozart, tellement lentes.

Quand la virtuosité sonne creux

En matière de rapidité d’exécution et de tempi soutenus, me souvenant d’un temps jadis où l’on classait les guitaristes de heavy metal au nombre de notes qu’ils produisaient en une seconde ou en une minute en extrapolant sur un extrait de dix secondes, il est aussi intéressant de voir à quel point le tempo très rapide, la technicité du musicien s’efface derrière le sentiment. Mieux dominer la technique pour la transcender, oublier la vitesse des doigts pour ne percevoir que la musique, malgré ce sourire qui peut vous prendre jusqu’à vous décrocher la mâchoire devant une exécution inhumaine, « diabolique ». Là encore, il y a ceux qui impressionnent, mais qui laissent froids et ceux qui parfois techniquement sont moins parfaits, mais qui parviennent à vous émouvoir « malgré » leur virtuosité.

Le « problème » du tempo dans les symphonies de Beethoven

En guise d’introduction à ce qui demeure un vieux débat aussi bien chez les amateurs qu’entre spécialistes, deux sources essentielles nous auront servis de boussole, et à nouveau, nous ne pouvons résister à l’envie irrépressible et au plaisir de partager avec le valeureux lecteur la puissance et la richesse des mots et de l’analyse de leurs auteurs : la première source, à nouveau, est à mettre au crédit du musicologue, chef et compositeur, René Leibowitz, dans un article consacré à l’interprétation des œuvres de Beethoven ; la deuxième, citée par ce dernier dans son article, est issue d’un essai du violoniste Rudolph Kolisch de 1943.

Pour résumer l’apport de Kolisch à l’analyse beethovénienne, Leibowitz déclare :

Disons simplement que l’un de ses mérites essentiels consiste en l’établissement d’une sorte de typologie complète des différentes catégories des tempi de Beethoven, typologie fondée sur la relation entre la notion même de tempo et le caractère musical qu’il exprime. Ce travail a été rendu possible avant tout grâce aux indications métronomiques dont Beethoven lui-même a pourvu un très grand nombre de ses œuvres. De cette façon, Kolisch a pu rapprocher entre elles les œuvres qui témoignent de certains caractères musicaux identiques, œuvres parmi lesquelles certaines ne comportent pas d’indications métronomiques.

Et au biographe de Schoenberg de poser, dans un style mordant très personnel, pour ne pas dire vachard et donc finalement assez jouissif, la question et l’enjeu du tempo chez Beethoven de la façon suivante :

« […] On ne peut guère s’empêcher de penser que le cas de Beethoven […] est des plus troublants. En effet, il n’existe peut-être aucun autre compositeur qui ait été aussi constamment soumis à des traditions d’interprétation fausses et incongrues, traditions qui arrivent à déformer et à dissimuler le sens même de ces œuvres qui jouissent d’une aussi immense popularité. On en arrive ainsi à se demander si les interprètes et le public, qui ont tant contribué à la gloire de ces œuvres de Beethoven, les connaissent véritablement. Situation paradoxale s’il en est une, puisque l’on semble adorer quelque chose que l’on ne connaît qu’à travers des déformations et que l’on déforme systématiquement quelque chose que l’on adore. […] Ces fausses traditions ont généralement leur source dans la méconnaissance du tempo véritable. »

Beethoven s’enthousiasma de l’invention du métronome, instrument qui allait permettre d’assurer l’exécution de ses compositions, en tout lieu et toutes circonstances, espérait-il, selon les tempi souhaités par lui, et d’ajouter, « lesquels, à mon grand regret, ont si souvent été méconnus » (13 octobre 1813, in Wiener Vaterländische Blätter, cité dans le même article). Aussi, après l’invention de Mälzel, Beethoven reprit-il toutes les symphonies préexistantes à la naissance du métronome — les sept premières — pour les compléter par des indications métronomiques. Et pour répondre aux nombreuses critiques des adversaires du métronome, qui entraverait la liberté de l’interprète et qui briderait l’artiste, Leibowitz de répondre :

Le métronome […] [détermine] une vitesse fondamentale. Cet usage laisse une liberté complète de l’exécution à l’égard du rythme. Il ne sert qu’à la détermination objective d’une catégorie objective. Mais il transporte cette catégorie hors du domaine du caprice subjectif.

Dans une délicieuse et redoutable analyse d’une interprétation du concerto pour violon de Beethoven, dont il tait le nom des interprètes, le musicologue d’origine polonaise souligne en le déplorant ce qu’il nomme « la maladie infantile de l’interprète », soit l’accélération du tempo dans les parties aux valeurs métriques rapides, l’interprète faisant alors valoir toute sa virtuosité, et le ralentissement quand l’écriture présente des figures aux valeurs plus longues, permettant ainsi d’exprimer lyrisme et beau son. Ainsi comme l’indique l’auteur, « on dénature l’ensemble du mouvement puisque celui-ci, conçu selon un tempo fondamental unique, se dissout en une multiplicité de tempi différents, qui en détruit l’unité de conception. […] Certaines figures perdent ainsi non seulement leur caractère propre, mais deviennent même parfois à peine reconnaissables […] surtout les figures écrites en valeurs longues, qui du fait du ralentissement auquel elles se trouvent soumises, perdent ainsi de leur cohérence. »

Et René Leibowitz, polémiste et redoutable bretteur, de conclure son article sur Beethoven par ces mots, répondant à ceux qui opposent sa vision de l’interprétation, à la liberté fondamentale de l’artiste : « ce que nous cherchons ce n’est pas la rigidité [notamment métronomique], mais la rigueur. […] Il nous est difficile de faire confiance à la liberté de ceux qui ne savent pas être rigoureux. »

Ainsi, on pourra différencier les lectures des symphonies de Beethoven, dans les versions de Leibowitz, Scherchen, Toscanini ou Szell d’un côté, aux tempi allants, réguliers laissant peu ou pas du tout de place au rubato, aux allures parfois brusques, sèches, mais souvent passionnantes, principalement dans les symphonies impaires, et les approches des Sanderling, Furtwängler, Giulini ou Klemperer de l’autre, plus amples où l’on sent davantage les prémisses du romantisme, avec plus de respiration, d’amplitude, de résonance orchestrale et d’horizontalité. Il est à noter aussi que les interprétations évoluent dans le temps pour un même chef, et que l’avancée en âge n’est pas forcément synonyme de ralentissement du tempo, même si cela est plus souvent le cas que l’inverse (Celibidache, Giulini, Karajan dans Bruckner ; Bernstein de façon générale, sauf dans Mahler). Mais cette discussion nous emmènerait trop loin et nous devons, à regret, la suspendre.

Existe-t-il pour autant un tempo idéal et propre à chaque œuvre ? Le sentiment d’évidence dans les interprétations de Beethoven par Hans Schmidt-Isserstedt, Ferenc Fricsay ou dans les nombreuses versions de la 9e par Wilhelm Furtwängler (à cet égard, on pourra souligner le parti pris de l’interprète qui opte pour une extrême langueur de l’adagio dans toutes les versions disponibles au disque) nous conduit toutefois à prendre une certaine distance par rapport à la rigueur, intellectuellement vivifiante, de Leibowitz, mais au final assez austère et peut-être réductrice. Par ailleurs, cet article écrit à la fin des années 1960 garde-t-il sa pertinence en 2020 ? Les critiques faites à l’égard de ses confrères sont-elles encore judicieuses et fondées si tant est qu’elles le fussent en 1970 ? Probablement moins si l’on considère l’apport des « baroqueux » y compris dans le répertoire romantique (pré et post-romantique compris), sans parler des travaux musicologiques plus récents, intégrés par de nombreux musiciens soucieux d’enrichir leur connaissance de l’univers beethovénien.

Et puis, n’aurait-on pas le droit ou la liberté d’apprécier aussi une interprétation issue de la grande tradition du XIXe, peut-être erronée, mais parfois terriblement efficace, impressionnante, bouleversante ? Pour aller dans ce sens, je me surprends à revenir régulièrement vers quelques versions au délicieux goût suranné d’une Passion selon Saint Matthieu de Bach interprétée par Otto Klemperer (EMI) ou, surpuissantes, comme les versions de Herbert von Karajan ou Leonard Bernstein dans la première partie introductive de la Création, de Joseph Haydn (DG).

L’idée musicale, le « sentiment » comme l’évoque René Leibowitz, transcende le tempo. Le tempo n’objective pas par lui-même le ressenti de rapidité ou de lenteur. D’autres paramètres entrent en ligne de compte. Pour un même tempo, on pourra s’ennuyer ou non, avoir le sentiment de lenteur ou au contraire de fluidité, de statisme ou d’avancée inexorable. C’est là tout l’art de l’interprète qui, s’appropriant l’œuvre et prenant en compte tous les paramètres et les contraintes du lieu et du moment de l’exécution de l’œuvre, retranscrit ou recrée un univers dans lequel il investit sa propre subjectivité, sa culture et sa sensibilité, et qui font naître les émotions chez l’auditeur.

Le plaisir de ce dernier résulte par conséquent à la fois de la qualité ou des caractéristiques objectives et intrinsèques de la partition — la mélodie, l’orchestration, l’harmonie, le tempo décrété par le compositeur — et de l’interprète qui la sert, avec soit une fidélité plus ou moins totale au texte, cherchant à replacer l’œuvre dans son époque, ses traditions et ses sonorités d’alors, soit une réappropriation, une recontextualisation voire une décontextualisation, pouvant aller jusqu’à une pure abstraction musicale — « la musique pure », en dehors de toute contingence historique. Dans cette dernière optique, écouter les pianistes russes Arcadi Volodos, Evgueni Kissin, Elisabeth Leonskaïa et Grigory Sokolov dans Beethoven et Schubert — notamment au concert — est un voyage qui ne ressemble pas à celui que proposent Alfred Brendel, Paul Badura-Skoda ou Till Fellner, plus attachés à une certaine tradition viennoise ou allemande. Et pourtant, il s’agit bien des mêmes œuvres. Pour autant, je n’en tire ni une hiérarchie ni une norme d’interprétation. J’ai mes préférences. Mais rien n’est totalement figé. Toutes ces visions finalement se complètent.

Il est heureux pour le mélomane qu’il existe tant de diversité dans l’interprétation ; et de grands interprètes, pour nous faire toucher la beauté de ces œuvres dans leurs multiples facettes, y compris celles qui n’ont pas été imaginées par leurs auteurs, et qui ne cessent de nous révéler des secrets à la faveur des trouvailles de ces interprètes inspirés.

Sources
Jean Chantavoine, Les Symphonies de Beethoven, collection « Les chefs-d’œuvre de la musique expliquée », Éditions Mellotée, 1965.
Rudolph Kolisch, Tempo and Character in Beethoven’s Music, The Musical Quarterly, Vol. XXIX, n° 2 et 3 ; New York ; avril et juillet 1943.
René Leibowitz, Le Compositeur et son double. Essais sur l’interprétation musicale. Gallimard, Paris, 1971. Lire notamment les articles « Réflexions sur le tempo », « La foire aux virtuoses », « Comment interprète-t-on Beethoven ? » (et ses appendices I et II).
Haruki Murakami, De la musique. Conversations avec Seiji Ozawa. Belfond, Paris, 2018.


Illustrations : Métronome, fin XIXe s., Bnf | Glenn Gould, 1980, par Don Hunstein, Glenn Gould Foundation | Sviatoslav Richter, DR | Sergiu Celibidache, par Suzie Maeder | Leonard Bernstein, par Bart Molendijk, Nationaal Archief.