Bernard Haitink : 8e symphonie de Chostakovitch

 In Discomanie

pochette de la 8e symphonie de chostakovitch éditée par decca. Direction Bernard HaitinkEn choisissant de chroniquer la 8e symphonie de Dimitri Chostakovitch[1], dans l’enregistrement du Concergebouw d’Amsterdam sous la direction du chef néerlandais Bernard Haitink, je choisis un retour aux sources de mes premières amours d’adolescent et surtout au souvenir d’une émotion musicale inouïe et indélébile : une grande découverte. À côté des plus célèbres 5e, 10e et 7e symphonies, la 8e[2], — comme la précédente symphonie de guerre écrite à la fin de la Seconde Guerre mondiale —, se caractérise par une noirceur et un désespoir quasi absolus, notamment dans ce grand premier mouvement, une quasi symphonie par sa taille et sa structure, où les cordes de l’orchestre jouent le plus souvent à l’unisson, seulement perturbées par des interventions déchirantes, sinon violentes, de quelques instruments solistes, vents ou trompettes acides et stridentes, percussions, qui rajoutent à l’ambiance pesante de ce premier mouvement une violence sourde. Dans ce long développement de près de vingt-cinq minutes, le compositeur joue avec nos nerfs et un art consommé du crescendo ; trois coups du destin qu’il répète, usant — période de guerre oblige — de la caisse claire pour marteler ce destin manifestement fatal. L’allegretto qui suit viendra quelques minutes soulager notre angoisse naissante à la faveur d’une tonalité en majeur où l’on entend sourdre l’ironie mordante, sinon le sarcasme, dont il est difficile de déterminer s’il s’agit de l’ennemi nazi ainsi dépeint ou du pouvoir stalinien.

Ce bref répit est interrompu par une marche aux abîmes incroyable, que l’on pourra trouver pompière dans sa reprise, mais dont la progression aboutit à un cataclysme dont mes voisins se souviendront longtemps. La transition explosive du 3e au 4e mouvement sans interruption se poursuit dès le début du largo. La musique retrouve un calme dont le pessimisme est perceptible malgré quelques éclaircies musicales. Cette musique valut à son auteur de violentes critiques, une redite après les terribles années 1936 à 1940, où sa musique fut quasiment interdite suite au scandale lancé par un article du Pouvoir dans la Pravda (la vérité) à propos de son opéra Lady Macbeth du district de Mzensk (« un opéra pornographique »), et ce malgré les premiers succès publics que cette œuvre avait reçus. Puis Staline entendit cette œuvre et ne l’apprécia pas. L’entrée en guerre fut un moment de répit pour Chostakovitch, paradoxalement et musicalement parlant, malgré les privations. S’il revient en grâce avec la 7e symphonie, il se verra à nouveau fortement critiqué par le Pouvoir pour cette symphonie aussi belle que noire, d’un pessimisme peu à même de transporter le peuple, suivant le projet politique de Staline. L’histoire de Chostakovitch est un roman incroyable. À ce sujet, la vision personnelle et romancée de Julian Barnes, Le fracas du temps[3], au-delà de l’histoire, offre une formidable réflexion sur la création artistique en milieu hostile.

Quant à l’interprétation, s’il existe d’autres versions tout à fait recommandables (Mravinsky, Rojdesvensky, Sanderling, Jansons, Prévin, etc.), la version de Bernard Haitink se place dans la grande tradition de la symphonie de Beethoven et Mahler. Contrairement aux chefs russes qui font ressortir la brutalité avec des sons acides des cuivres notamment, Haitink lui tire des sonorités froides et sombres de son brillant orchestre, travaillant la pâte orchestrale et la densité du son avec maestria. Depuis, je considère l’orchestre du Concergebouw comme le plus bel orchestre du monde, avant même Berlin et Vienne ! Si je vous dis que la prise de son DECCA est superlative, vous comprendrez que ce disque puisse s’imposer comme pilier de toute discothèque de musique orchestrale, comme de musique tout court. Enfin, vous qui n’avez peut-être pas l’habitude ou le goût de ce type de musique que vous soyez adepte de hard rock ou de tout autre genre, même adolescent, tentez l’expérience. Vous ne sortirez pas indemne de l’adagio initial ni de l’allegro non troppo. Vous êtes prévenus. Et vos voisins aussi.

Références

Shostakovich (Chostakovitch), Symphonie N°8, Concertgebouw orchestra, Direction Bernard Haitink — DECCA 411 616-2 — 1 CD DECCA, 1984. Enregistré au Concertgebouw d’Amsterdam en décembre 1982.

[1] ndlr. Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch (1906-1975).

[2] ndlr. Symphonie en ut mineur opus 65, composée en 1943 et créée la même année à Leningrad.

[3] Le fracas du temps, Bibliothèque étrangère, Mercure de France, 2010.

 

souris d'agneau et haricots à la tomate sur fond rouge