Ma rencontre avec le maté

 In Chroniques

Je l’ai reçu dans un petit colis : le contenant (mate*), le contenu (yerba mate) et la bombilla (la paille métallique dont l’extrémité basse est un filtre). Le récipient était traditionnel, constitué de calabaza (courge creusée et séchée) et d’un revêtement de peau cuirassée, qui se prolonge en dessous en trois petites cloisons pour former un socle. Il était décoré par une gravure dont je ne me souviens pas, mais l’objet était trop intentionnellement traditionnel pour me plaire. Il était de ces objets qui, d’apparence, miment l’authenticité de l’ancien et auxquels j’ai tendance à préférer la sobriété de l’objet sans autre prétention que celle de la qualité de son matériau, par exemple. Cela dit, je ne m’étais pas renseignée sur sa provenance, et je ne sais donc pas vraiment s’il s’agissait d’un maté acquis à la boutique de l’aéroport, ou dans une contrée sauvage d’Argentine.

Les éléments de ce colis étaient accompagnés d’une petite note rédigée à la main par Julián (j’ai appris plus tard la rareté de ce geste et compris ainsi toute sa valeur) qui signifiait le plaisir que le partage du maté avec moi représentait pour lui. Quant au mode d’emploi, c’est de vive voix que je l’ai reçu. Devant mon colis ouvert, le téléphone en haut-parleur, j’ai écouté les instructions. Il fallait d’abord « curar » le récipient, c’est-à-dire le traiter pour que son matériau n’altère pas par le sien le goût du breuvage, et qu’il ne se laisse pas détériorer par l’humidité. Pour cela, on remplit le maté de la yerba humide de notre dernière consommation, et on le laisse ainsi plusieurs jours, puis on répète l’opération plusieurs fois avant de se servir du nouveau récipient. Puisqu’il s’agissait ici de mon tout premier maté et de ma toute première yerba, j’ai dû en sacrifier une dose sèche. Je l’ai fait gonfler dans l’eau presque bouillante, et j’ai scrupuleusement suivi les indications de Julián pour rendre mon maté opérationnel.

Je n’ai pas pu dire que j’aimais le premier maté que j’ai bu, dans l’obscurité nocturne de mon petit appartement strasbourgeois, accompagnée par Julián, qui, au téléphone, guidait et suivait mes premiers pas. Seulement, je n’ai pas pu dire non plus que je n’aimais pas. Pas parce que c’était faux, mais parce que j’étais pleine de bonne volonté, j’avais l’ambition d’aimer le maté.

Quelques jours après ma rencontre avec Julián, je l’avais découvert, et il m’avait offert, entre autres, une recommandation littéraire à laquelle j’avais aussitôt succombé. Je lisais Rayuela (Marelle) de Julio Cortázar, ce qui m’a plongé dans l’univers romancé de cet intellectuel argentin, rempli de langueur, de chaleur, et irrigué de maté. Je me souviens d’une scène dont les personnages étaient Horacio Oliveira, le principal, et un couple de ses amis. Leurs logements respectifs étaient au même étage de deux immeubles d’une même rue qui se faisaient face. La chaleur de l’été était engourdissante, les appartements manquaient d’air, tout était difficile. Horacio n’avait plus de maté. Par la fenêtre, il en demande à ses amis qui l’invitent à venir en chercher. Horacio répond qu’il ne peut pas à cause de la neige, invoquant la violence du vent et du froid à l’extérieur. J’ai dû relire ce passage pour être sûre qu’il s’agissait d’humour sans ton ; pour être sûre qu’il faisait chaud, et qu’Horacio disait n’importe quoi. J’ai adoré et j’ai ri. Les trois se mettent finalement à installer une passerelle bancale reliant les deux fenêtres, pour acheminer la yerba jusqu’à Horacio. Cette scène incroyable m’aura sans doute transmis la ferme volonté de boire du maté.

Je n’ai pas réussi à préparer un maté convenable jusqu’à ce que je prenne l’habitude de boire fréquemment celui que me servait Julián, lorsqu’on a commencé à vivre ensemble. J’avais alors droit à de petites leçons de préparation : servir la yerba en exhumant la poussière amère du fond du paquet, en inclinant son niveau pour que l’eau ne l’imprègne pas tout d’un coup, faire chauffer l’eau à la bonne température.

La bonne température de l’eau, ça n’était finalement pas une histoire de précision. 84 °C. C’est ce que tout le monde dit, c’est la température de l’eau des automates vendue pour un sou dans les stations-service en Argentine ; il n’y a pas de doute ni de nuance là-dessus. Alors, avec nos bouilloires électriques sans indication de température, on essaie d’atteindre 84 °C. Julián reconnaît le son de la bouilloire lorsqu’il s’y est habitué. On peut aussi, comme le lui a enseigné son oncle Alejandro, placer sa main sur le goulot du thermos rempli d’eau chaude : on la laisse ainsi dix secondes, au bout desquelles la main doit sentir la chaleur assez fortement sans toutefois se brûler.

C’est tout ce paradigme qui s’est effondré quand nous avons acheté une bouilloire électrique offrant la possibilité de sélectionner certaines températures de chauffe. La précision absolue faisant défaut, il fallait choisir 80 ou 85 °C pour s’approcher de la température parfaite. On a été forcés de constater, après maintes fois (la certitude occasionnant le déni), que la température était beaucoup trop élevée, même à 80 °C ! La certitude de notre connaissance nous a conduits à remettre en question la fiabilité de la mesure de la température de la bouilloire ! Il fallait sélectionner 70 °C sur la bouilloire pour obtenir, en réalité, les 84 °C désirés.

Mais ensuite, nous avons changé de bouilloire… Parce que nous l’avions cassée, c’était aussi l’occasion de choisir une nouvelle bouilloire, plus fiable ! Sur cette nouvelle bouilloire, d’une marque différente, nous devons aussi sélectionner 70 °C pour obtenir la température idéale. Faire chauffer l’eau jusqu’à 84 °C dénaturerait le goût de la yerba et nous brûlerait le palais. Combien de doutes et d’incertitudes nous habitent à présent ?

Il existe une photo, prise par un photographe et ami de Julián, sur laquelle on le voit assis à la table de la cuisine de l’appartement dans lequel il vivait sans laisser de traces lorsque je l’ai connu, portant son t-shirt à l’envers, son thermos et son maté posés devant lui. Je reconnais tout sur cette photo, jusqu’au torchon de cuisine froissé sur la table. Julián est parti avec lui d’Argentine, parce que c’est un assistant indispensable à la préparation du maté : il faut essuyer la poussière de la yerba et l’eau qui a coulé du thermos. C’est un torchon bleu en serviette, avec des coutures blanches qui le quadrillent. C’est celui que je choisis souvent pour emporter le maté quand nous sortons. Il a été transporté par chacun de nos sacs à dos et de nos paniers ; il est l’humble et discret serviteur de notre noble maté.

Sur cette photo, Julián discutait avec Chris, et les choses se sont certainement passées ainsi : au bout d’un moment, Chris est allé chercher son appareil photo. Il a commencé à prendre quelques clichés en continuant de parler avec Julián, sans annoncer d’intention particulière, sans évoquer son matériel. Il photographiait Julián, et son appareil l’apprivoisait insidieusement. Ils avaient, comme toujours, une de ces conversations qu’on dit intéressantes : parsemée d’humour et de confidence, fondée de bonne foi et de lucidité ; une de ces conversations qui confèrent à des protagonistes fondamentalement humbles l’aisance et la confiance qui en font des êtres majestueux.

Julián buvait inlassablement son maté, se servait puis se resservait, parce qu’on verse l’équivalent d’une à deux gorgées d’eau sur la yerba, on boit et on recommence. Au fil de la boisson, le goût s’efface, mais avant de devenir insipide, « lavado », il garde encore le souvenir du goût parfait : celui du troisième au quatrième qu’on a siroté, qui est plus atténué que le goût trop fort du premier, mais qui est entier, qui permet d’en décrire la saveur exacte.

Car si on décrit le goût du maté à partir de la première gorgée, il sera fort, amer, terreux. Au bout de la troisième est son essence : puissant, velouté, fumé. J’ai voulu écrire un autre adjectif que je n’ai pas trouvé. Sa définition serait « qui a le goût de l’arbre et des feuilles robustes ».

Quand le maté se fait plus léger parce qu’à force de se faire inonder d’eau à 70 degrés, la yerba perd en goût, on continue à le boire parce que la bouche en est encore suffisamment imprégnée pour que la gorgée le réactualise agréablement. Boire un maté, c’est consommer cette boisson qui évolue en nous inscrivant dans un rapport au temps. Le temps linéaire du goût et de son effluve qui s’atténue et qui passe ; le temps cyclique du maté qu’on recommence toujours.

Je me demande si la fin de leur conversation correspond à peu près à la fin du maté. Le dernier maté qu’a bu Julián a forcément laissé la place à de nouvelles perspectives. Pendant qu’on boit du maté, on est dans le moment présent, on n’est pas dans la projection ; lorsqu’il se termine, on peut se remettre à faire des choses.

Sur la photo, le maté de Julián est en bois, il a la forme d’un vase bombé : il l’avait depuis ses dix-huit ans, de même que sa bombilla. C’était le seul objet auquel il était attaché : il aurait pu me laisser tout remplacer pour une question de goût ou de rénovation, mais il aurait défendu son maté si j’avais voulu le changer. Je le savais bien sans qu’on en ait parlé.

Un jour, une amie d’Argentine, une très chère amie, était venue nous voir à Nice avec son amoureux. Je revenais de vacances, je les ai rejoints à la plage. Julián, Julia et Hermano étaient à l’ombre d’un petit parasol planté dans les galets, et se passaient le maté. Ils étaient lumineux, beaux et tranquilles.

Le lendemain matin, Julián ne trouvait plus son maté et sa bombilla. Je suis retournée à la plage et rentrée désespérée. Le maté que nous avons maintenant est très semblable, Julián avait demandé à un ami de lui apporter d’Argentine un maté de madera comme celui qu’il avait perdu. La référence a suffi.

Mon maté en est maintenant au stade où le goût sucré qu’il laisse en bouche est ce qu’il a de commun avec l’artichaut. Dans peu de temps, je l’abandonnerai sans m’en rendre compte, au milieu des livres ouverts et des feuilles éparses qui recouvrent mon bureau : c’est là qu’il se cachera quand je le chercherai pour en préparer un nouveau.


Photographies de l’autrice, hormis « Julián dans sa cuisine » par Christopher Bagley.
* N.D.L.R. La terme mate (maté en français) désigne tant le récipient que la boisson elle-même, obtenue avec la yerba mate (appelée elle aussi maté en français).