Passion kimchi

 In Chroniques
Tous les novembres en Corée, c’est la saison du Kimjang (김장) : le moment où les familles se réunissent pour la préparation collective du kimchi. Pendant plusieurs semaines, de la Mairie de Séoul aux trottoirs de notre quartier de Bangbae, le kimchi et les crevettes salées sont à la fête. À la télé, on vend des piscines à kimchi en plastique, idéales pour préparer la conserve en famille. Cette année, j’ai mis moi-même les mains dans la marmite.

Longtemps, j’ai travaillé comme consultant en affaires entre le Canada et la Chine. C’était dans les années 1980, et je me souviens d’un voyage à Shenyang, au printemps (ville chinoise qui n’est pas trop loin de Séoul et qui faisait partie de la Corée sous le royaume de Balhae). Entre l’aéroport et le centre-ville, j’ai remarqué des montagnes de chou empilées sur les balcons. Je n’en ai jamais vu autant !

L’idée, me suis-je dit, était probablement de garder le chou au frais pour le manger tout au long de l’hiver. Cependant, ces choux exposés ne me semblaient pas particulièrement appétissants. C’est ce que les inventeurs du kimchi ont dû se dire, eux aussi : autant saler le chou et le laisser fermenter dans des jarres, ce sera meilleur et cela durera plus longtemps. Car avec toute l’effervescence autour du kimchi on a peut-être tendance à oublier qu’en fin de compte c’est une conserve, et donc une réponse à la vieille question : comment faire du surcroît d’aujourd’hui l’atout de demain ?

Aujourd’hui encore, le sujet n’a rien perdu de son actualité. Chez nous aussi, la tentation de remplacer le frigo à kimchi par un four est présente. Ma femme étant excellente pâtissière, son avis a du poids et mon fils l’approuve, je me retrouve donc en minorité. Ma seule chance est de jouer la carte de la culture locale en remplissant ledit frigo… de kimchi ! Notre cuisine devient alors le lieu d’une tendre bataille entre l’Occident et l’Orient, mais aussi entre le conservatisme – qui, de nos jours, se sert encore d’un four ? – et le modernisme radical (le kimchi, quoi). Les enjeux sont de taille !

Mon argument imparable, cependant, est que le kimchi est bon, tout simplement ! Pour le faire valoir, mon secret est de mettre l’accent sur la qualité des ingrédients : les meilleures crevettes salées, le choix du Maesilek ou sirop de prunes – de préférence fait maison et à ne pas confondre avec le Maesilcheong !

Il faut aussi un porridge à la farine de riz, voire un vrai porridge de riz, tous deux réalisés avec un délicat fond d’anchois. S’ajoute à cela du très bon Gochu (고추) – flocons de piment rouge, en quantité plus ou moins importante selon le goût – et bien entendu du bon Baechu (배추) (chou à kimchi, donc) robuste et frais, acheté au marché la veille. Viennent ensuite les condiments : l’ail, le gingembre, une bonne pomme, une poire mûre, un honnête oignon, un kaki à point. Les amateurs ajoutent des huîtres, des pieuvres et j’en passe. Mais l’ingrédient décisif du kimchi, ce sont les amis ! Plus qu’un mets, le kimchi est une activité, un événement que l’on accomplit dans un esprit de partage.

Loin d’être banal, ce moment de préparation du kimchi est en cuisine ce que l’instant décisif est en photographie ; il détermine toute la complexité des saveurs qui nous accompagneront pendant l’année. Chez nous, on ouvre une bouteille de prosecco, on discute, on s’amuse. Mais il y a du sérieux, aussi : tel le boulanger, je me lève dès le petit matin pour déposer le chou découpé en quartiers dans de l’eau salée, où il trempera durant six heures. Ensuite, je le laisse égoutter pendant trois heures.

Une fois les invités arrivés, on combine le fond et la farine pour faire le porridge, on mixe fruits et aromates, on coupe les légumes en julienne, on mélange le tout dans de grands bols et, enfin, on chausse ses gants en plastique pour s’adonner à ce rituel qui consiste à enduire chaque feuille d’une bonne quantité de sauce avant de caresser le petit chou, rouge comme un nouveau-né, et de le rouler tendrement en boule pour l’entreposer en vrac dans un sac à kimchi. Il y mûrira cinq jours à température ambiante, puis une ou deux semaines au frigo. Le tour est joué ! On retrempe nos lèvres en l’honneur de ce nouveau Kimjang réussi.

Voilà le comment, reste le pourquoi – car il en va de notre frigo, ne l’oublions pas. Et, nul n’en doutera, la vraie réponse réside dans le samulnori des saveurs. Pour l’instant, je ne peux qu’évoquer celles des kimchis que j’ai faits moi-même, au nombre de six. Six kimchis préparés à partir des meilleurs légumes coréens, car il ne s’agit pas que de chou.

Dans l’ordre de mes découvertes vient d’abord le classique des classiques, le Tongbaechu kimchi (통배추김치) ou kimchi de chou chinois. Star incontestée du jour, il a tout pour plaire, de la teinte blanc-vert de ses feuilles à sa gamme de textures en passant par son goût satisfaisant… eh bien oui, de chou. Vient ensuite le Kkakdugi (깍두기), ou kimchi de navets. Croquant et impétueux, il remplit la bouche d’une saveur espiègle, presque culottée. En troisième, le Yeolmu kimchi (열무김치) ou kimchi de radis jeunes d’été qui se prête de manière avenante au plat éponyme : le Yeolmu bibimbap (열 무 비빔밥). Une plante aux textures et aux goûts multiples, le Yeolmu brille par sa feuille juteuse, sa tige croquante et sa racine acerbe, aux reflets de wasabi. En quatrième position, le Pa kimchi (파김치) ou kimchi d’oignons verts est doux, presque sucré et aromatique. Ici, la fermentation fait merveille, transformant ces tiges en un légume à part entière. Numéro cinq, le Gat kimchi (갓김치) ou kimchi de moutarde indienne est succulent, voluptueux. Le goût des feuilles est soutenu alors que celui des tiges, moins croquantes que celles du Yeolmu, est plus doux, avec une légère note de foin, évoquant des auberges de campagne lointaine, des conversations à mi-voix, des parfums inconnus. Last but not least, voici le Kkaennip kimchi (깻잎김치) ou kimchi de feuilles de sésame. Le comfort kimchi par excellence, tant par son goût distinctif que par sa versatilité, c’est le wrap parfait pour une cuillerée de riz chaud ou du poisson grillé. Et quand il encadre une bouchée de Kimchi deopbab (김치덮밥), le tout passe à la cinquième vitesse.

Prochainement, j’espère poursuivre avec le Oi sobagi (오이소박이) ou kimchi de concombres et le Chonggak kimchi (총각김치) ou kimchi de petits radis avec leurs tiges. Pour l’instant, cependant, le frigo est plein et il faut le vider. Les recettes ne manquent pas : riz frit au kimchi (Kimchi bokkeum bap), ragoût de kimchi (Kimchi jjigae), galettes de kimchi (Kimchi jeon), raviolis de kimchi et soupe de kimchi (Kimchi guk) seront au rendez-vous.

Tel quel, à peine sorti du frigo, le kimchi est cependant un mets souverain dans sa plus naturelle simplicité. Pour finir, voici mon ultime secret, celui qui rend le kimchi si savoureux : le Kimchi deopbap : un bol de riz chaud sur lequel on dépose un ou plusieurs kimchis de son choix. Mélangé à une larme de sauce à bibimbap, arrosé d’un filet d’huile de sésame, surmonté d’un œuf au plat, saupoudré de graines de sésame, de lamelles d’algues grillées et de trois ou quatre ficelles de piment rouge ou Silgochu, c’est simplement exquis !

Les kimchis à travers les régions

Chacune des sept régions de la Corée a son style de cuisine et ses plats privilégiés en fonction du climat, de sa géographie et de ses productions agricoles. Pour le kimchi aussi, elles ont leur spécialité. À Séoul, l’héritage de la cuisine royale implique que l’on enroule la feuille de choux autour de mets subtils : l’huître, l’ormeau, le poulpe, le champignon shitake, le marron, les dattes, etc. Dans les régions côtières, on retrouve beaucoup de kimchis à base de fruits de mer et de poissons. Dans les régions du sud, le kimchi est plus salé et plus pimenté pour se conserver pendant les chaleurs estivales. Sur l’île de Jeju, le kimchi est moins relevé pour préserver le goût unique des légumes.

  • Séoul : Bossam Kimchi (보쌈김치) et Baechu Kimchi (배추김치) étaient les préférés des rois.
  • Gyeonggido : Seokbakji (섞박지), chou et radis assaisonnés à la sauce de poisson
  • Gangwondo : Gajami Sikhae (가자미식해), sole salée fermentée avec du riz, du poivron rouge et de l’ail
  • Kangwondo : Deo-duk, une plante qui pousse dans les forêts, à la saveur douce et amère
  • Choongchungdo : Hobak Kimchi (호박 김치), kimchi à base de citrouille
  • Gyeongsangdo : Woo-ung Kimchi (우엉 김치), kimchi à base de racine de bardane et d’anchois, et Pa Kimchi (파김치), kimchi de jeune oignon
  • Jeonlado : Gat Kimchi (갓김치), kimchi à base de moutarde indienne
  • Jejudo : Dongji Kimchi (동지김치), kimchi de chou

Reproduit avec l’aimable autorisation du Petit Échotier et de Perlentaucher.

Photographies : © John Lambert | Illustration principale : le stand au marché de Namson où je m’approvisionne en légumes.